mercredi 2 mai 2012

La femme démembrée



En pensant à l'image de la femme dans la publicité, trois figures me viennent à l'esprit: 
  1. -Sexuelle - Pensons aux "poupées" dénudées allongées lascivement sur une carrosserie. 
  2. -Esthétique - Pensons aux beautés filiformes utilisées pour vanter les mérites de parfums, de cosmétiques ou de vêtements. 
  3. -Ménagère - Pensons aux poétesses du petit écran nous chantant le panégyrique de divers produits alimentaires ou d'entretien. 
Dans les deux premières figures, c'est  le corps de la femme en tant que surface suscitant le désir de l'homme (d'une part) ou l'aspiration à un idéal chez la femme elle-même qui est mis en avant. 

Dans la troisième, le corps est également important mais cette fois comme agent. C'est le corps en action: celui qui récure, qui épluche, qui frotte, qui coupe, qui hache...La dimension intellectuelle n'est certes pas totalement oblitérée mais, à travers un simple bon sens, dont le prestige est relativement limité (ce n'est pas l'intelligence "abstraite" des génies). En revanche, cette femme, dévouée à sa famille, ou à ses proches, est chaleureuse, sociable, des traits sans doute beaucoup plus "charnels", "viscéraux", et donc liés au corps que ne le serait une intelligence abstraite.





La représentation des hommes dans la publicité m'apparaît comme plus diversifiée. Si le corps de l'homme peut également être mis en évidence, ses "compétences" dans des domaines souvent beaucoup plus valorisés (affaires, technicité, carrière,...), son "intellect" sont également soulignés. Contrairement à la femme, l'homme n'apparaîtrait pas uniquement comme un corps, il serait aussi une "tête".  

Ce duo de la femme-corps et de l'homme-tête constitue-il une simple métaphore sans rapport direct avec la réalité? Pour le savoir, Dane Archer et ses collègues ont élaboré dès 1983 un indice de "face-isme" que l'on peut appliquer à la plupart des représentations d'êtres humains. Celui-ci correspond au rapport entre la place (longueur) occupée par la tête et l'ensemble du corps (du haut de la tête à la partie la plus basse représentée). En voici une illustration:



La photo de gauche correspond à un indice de .50; celle de droite à un indice de .80. Archer et ses collègues constatent que, de façon générale, cet indice est plus élevé lorsque des hommes sont représentés que des femmes. Ceci se vérifie dans:
- des articles de journaux grand public aussi bien américains (Times, Newsweek,...) qu'Européens (l'Express, Der Spiegel,...)  
- des publicités
- des portraits et auto-portraits (depuis le XVIIème sièce et non précédemment)
- des dessins spontanés faits par des étudiants américains (des deux sexes). 

Par exemple dans Paris Match, il était en moyenne de .33 pour les femmes et de .52 pour les hommes. Dans Le Nouvel observateur, de .49 pour les femmes et de .52 pour les hommes. On peut sans doute rendre compte de cette différence par les sujets qui préoccupent les deux magazines ("stars" dans un cas,  "professionnels" de la politique, des médias, dans l'autre) mais il ne l'explique pas totalement. Par exemple,  dans une étude plus récente (2007), Ursula Szillis et Dagmar Stahlberg ont récolté les photos de professeurs d'Université allemands (présentés sur leur page web) ainsi que les photos officielles de membres du parlement allemand, c'est-à-dire des professions qui impliquent une forme de prestige ou de pouvoir (et dans lesquelles les hommes restent dominants). Ils constatent que, dans les deux cas, les hommes sont caractérisés par un indice de "face-isme" plus élevé que les "femmes".



 Remarquons que le choix de ces photos (en particulier celles du site web) étant en partie effectué par la personne photographiée elle-même, on ne peut pas voir le face-isme uniquement comme l'oeuvre d'hommes machistes. Il reflète, au moins en partie, une appropriation de cette image de la femme par ces dernières. 

Savaldor Dali: Figures couchées sur le Sable


Dans une expérience, Archer et ses collègues ont fait varier le degré de "face-isme" d'une personne représentée visuellement et constatent qu'un visage plus proéminent est perçu comme plus intelligent et ambitieux et ce, quel que soit son sexe ou celui de la personne qui l'évalue. En d'autres termes, le facisme tend à perpétuer les stéréotypes de genre. 

Ainsi, la femme apparaît davantage comme un corps décérébré que son alter ego masculin. Parmi ces images, l'un des "archétypes" correspond, comme nous l'avons dit, à celui de la femme sexualisée. Cette image nous intéresse particulièrement car elle est de plus en plus prévalente.

Elle trouve bien sûr sa version la plus crue dans la pornographie. L'exposition à des images pornographiques, y compris vis-à-vis d'un public qui ne le recherche  pas explicitement, semble du reste en constante augmentation, notamment en raison d'internet (cf.  Mitchell et al, 2007).

 Toutefois, on en trouve de nombreuses représentations dans d'autres médias. Par exemple, dans la publicité américaine, les femmes sont présentées de façon de plus en plus dénudée. Ainsi, dans une étude de Reichert et al, menée sur 18 magazines américains entre 1983 et 2003, on constate une tendance à présenter les femmes de plus en plus dévêtues et adoptant des attitudes de plus en plus suggestives.

On utilise parfois le vocable de "femme-objet" pour désigner cette femme hyper-sexualisée. Ce terme rejoint le concept "d'objectivation", un concept utilisé dans la littérature féministe, pour désigner la façon dont les femmes sont (parfois) perçues dans notre société.

Mais en quoi est-elle un "objet"?

Peut-être en ceci qu'elle n'est vue que comme le réceptacle du désir de l'homme. Kant écrivait à propos de l'amour charnel que, dès que ce désir est satisfait, l'autre peut alors être jeté, comme un citron pressé. Dans cet esprit, la femme sexualisée n'est objet que parce qu'elle n'a pas de désir propre (ou qu'on se moque de son propre désir). Elle n'est qu'un instrument au service du désir de l'homme.

Cette idée de "femme objet" trouve également un écho dans les métaphores utilisées soit pour décrire le corps de la femme dans son entièreté (un "boudin", une "carrosserie", un "morceau de viande"...) ou à travers ses parties ("balcon", "jambons", etc.). L'une des particularités d'un objet quelque peu complexe réside dans le fait qu'il est lui-même le résultat d'un agencement d'objets plus simples. On peut donc le dépecer et le rassembler sans scrupules. La femme devient alors un assemblage de "morceaux".

On peut se demander si cette vision de la femme se traduit perceptivement dans la façon dont nous appréhendons les femmes sexualisées, comme celles qui sont présentées dans les publicités. Les perçoit-on plus comme des "ensemble de parties" que les hommes sexualisés? C'est la question à laquelle Philippe Bernard, doctorant à l'Université Libre de Bruxelles, Sarah Gervais et Jill Allen de l'Université du Nebraska à Lincoln, Sophie Campomizzi (ULB, à présent à l'Institut national de recherche alimentaire) et moi-même avons essayé de répondre dans une étude récemment publiée. Pour ce faire, nous nous sommes fondés sur un constat bien établi dans la littérature:

 On peut percevoir un objet complexe en termes de ses parties constituantes : c'est ce qu'on qualifie de mode de traitement analytique ou, au contraire, en étant attentif aux relations spatiales entre les stimuli qui le composent : c'est ce qu'on appelle un mode de traitement configural. Selon l'analyse qui précède, si les femmes sexualisées sont perçues comme des "objets", elles devraient faire l'objet d'un traitement plus analytique que les hommes "sexualisés". Mais comment mettre ce fait en évidence?

Pour le savoir, regardez les deux images ci-dessous. Ces deux photos de Margaret Thatcher sont-elles différentes? Je vous laisse juger...


Maintenant, retournons-les de façon à ce qu'elles se présentent de la façon dont nous voyons habituellement le visage de la Dame de Fer. Ici, il est beaucoup clair que les photos sont radicalement différentes (les yeux et la bouche ont été "retournés).



Comment se fait-il qu'on ait plus de mal à reconnaître des visages inversés que des visages droits? La réponse est simple: seuls les seconds font l'objet d'un traitement "configural". En regardant un visage, nous ne faisons pas uniquement attention à ses parties constitutives (nez, bouche, yeux) mais aux relations spatiales entre ces parties. Dès lors qu'on modifie l'une de ces parties, l'ensemble des relations spatiales est perturbé et nous percevons le visage comme radicalement différent. Ceci toutefois ne se produit que si l'on présente ces visages de la façon dont nous sommes habitués à les voir (comme dans la seconde paire de photos). Lorsque la "tête est en bas", nous ne pouvons plus nous fonder sur les relations spatiales entre les parties du visage et nous avons donc beaucoup de mal à le reconnaître. En revanche, si je vous avais présenté un autre objet complexe comme, par exemple, une maison, vous n'auriez pas eu plus de difficulté à le reconnaître à l'envers, que droit. Ceci s'explique par le fait que l'on perçoit les objets de façon analytique et non configurale. Les voir à l'envers ne nous dérange donc pas car nous sommes beaucoup moins sensibles aux relations spatiales entre les parties d'une maison qu'entre les parties d'un visage. Ceci a été démontré dès 1969 par Robert Yin du MIT.

Les travaux de Catherine Reed et ses collègues montrent que les corps humains, comme les visages, sont reconnus plus difficilement lorsqu'ils sont présentent "la tête en bas", ce qui suggère qu'ils font eux aussi l'objet d'un traitement configural. Dans les expériences menées par cette équipe, les corps correspondaient à des "figurines" en trois dimensions comme celle-ci:


Qu'en est-il si on utilise des corps sexualisés, tels qu'on les voit dans les publicités? Pour le savoir, nous avons sélectionné 48 photos de mannequins masculins et féminins "sexualisés". Nous les avons présentés à des étudiants individuellement. Voici un exemple de "stimulus":




Après chaque photo, les étudiants en visualisaient deux. L'une était identique à la précédente et l'autre correspondait à cette même photo mais en était l'image "en miroir". Le sujet devait reconnaître quelle photo était la même que la précédente.

Toutefois, il y avait deux types d'essais: dans la moitié des cas, les deux images qui apparaissaient étaient présentées dans le même sens que l'image initiale, comme dans le cas suivant (l'image en "miroir" est à gauche; la bonne réponse est donc à droite).



Dans d'autres cas, les deux images étaient présentées "la tête en bas", comme ceci:



  Par ailleurs, dans certains cas, les photographies représentaient des hommes, dans d'autres, elles représentaient des femmes. On calculait ensuite le nombre de réponses correctes en fonction du type de corps. Voici les résultats moyens selon le type d'essais (à l'endroit vs. tête en bas; hommes et femmes): 


On constate que, lorsque les images représentent des hommes (gauche du graphique), le taux de réponses correctes est plus élevé si les corps présentés  dans la seconde étape sont droits qu'inversés. Ceci suggère donc que le corps de ces hommes est traité comme un "tout", de façon configurale, c'est-à-dire la façon dont nous percevons des personnes humaines. En revanche, pour les femmes, les sujets sont aussi bons lorsque le corps est présenté droit qu'inversé. Ceci correspondrait à l'idée que les corps de femmes sont traités de façon "analytique" comme un ensemble de "parties", exactement la façon dont sont perçus les objets inanimés. Cela constituerait donc une des manifestations de l'objectivation. 

Remarquons que ces résultats s'observaient aussi bien chez les sujets masculins que féminins. Selon une explication "culturelle", filles et garçons sont exposés depuis leur plus jeune âge à certaines représentations du corps et "apprennent" à appréhender les femmes et les hommes différemment.

En conclusion, il apparaît que l'idée de "femme-objet" ne relève pas uniquement de la métaphore. La femme sexualisée semble objectivée perceptivement. Cette "objectivation" n'est sans doute pas sans conséquences sur la façon dont on peut l'appréhender. Steve Loughnan et ses collaborateurs ont ainsi démontré dans plusieurs études que des personnes objectivées (par exemple à travers un faible niveau de "face-isme") étaient considérées de façon moins "morale". Qu'entendre par là?  Les sujets jugeaient d'une part que ces personnes étaient moins susceptibles que des personnes non objectivées, d'agir selon des principes moraux. Pensons par exemple à la différence entre un chimpanzé et un enfant de 3 ans: alors qu'on attend du second qu'il ait intégré certaines règles morales, qui dicteraient son comportement, on ne l'attend pas du premier. D'autre part, notre comportement à leur égard méritait moins d'être considéré à travers le prisme de la morale. Pensons par exemple, à un objet sans valeur affective, que l'on aurait généralement guère de remords moral à détruire  (voir à cet égard ce billet-ci). De ce fait, on s'attend également à ce que ces personnes objectivées ressentent moins de douleur et on aurait donc moins de scrupules à leur en infliger. De là à supposer que le "démembrement cognitif" que nous avons mis en évidence interviendrait dans la violence à caractère sexuel, il y a sans doute plusieurs pas qu'il est encore imprudent de franchir. Mais nous y travaillons...

Références:
  • Archer, D., Iritani, B., Kimes, D. D., & Barrios, M. (1983). Face-ism: Five studies of sex differences in facial prominence. Journal of Personality and Social Psychology, 45, 725- 735.
  • Bernard, Ph.; Gervais, S.J., Allen, J.; Campomizzi, S., & Klein, O. (sous presse). Integrating Sexual Objectification With Object Versus Person Recognition: The Sexualized-Body-Inversion Hypothesis. Psychological Science, 23, 469-471. DOI: 10.1177/0956797611434748.
  • Institut belge pour l'égalité des hommes et des femmes. L'inégalité des hommes et des femmes dans la publicité en Belgique. 
  • Loughnan, S., Haslam, N, Murnane, T., Vaes, J., Reynolds, C., & Suitner, C. (2010). Objectification leads to depersonalization: The denial of mind and moral concern to objectified others. European Journal of Social Psychology, 40, 709-717.
  • Mitchell, K.J., Wolak, J.D., & Finkelhor, D. (2007). Trends in Youth Reports of Sexual Sollicitations, Harrassment and Unwatned Exposure to Ponography on the Internet. Journal of Adolescent Health, 40, 116-126.
  • Reed, C. L., Stone, V. E., Bozova, S., & Tanaka, J. (2003). The body-inversion effect. Psychological Science, 14, 302-308.
  • Reichert, T. & Carpenter, C. (2004). An update on sex in magazine advertising: 1983 to 2003. JournalismMass communication Quarterly, 81, 823-837. 
  • Szillis, U. & Stahlberg, D. (2007). The Faceism effect in the internt: Differences in facial proeminence in women and men. International Journal of Internet Studies, 2, 3-11.
  • Yin, R.K. (1969). Looking at upside-down faces. Journal of Experimental Social Psychology, 81, 141-145. 



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