mardi 24 mars 2020

Retour d'expérience sur l'enseignement à distance en grand groupe au temps du coronavirus

Coronavirus oblige, j'ai pour la première fois donné mon cours à +/- 90 étudiant·es en psychologie du genre (BA-3 psychologie, sc. de l'éducation/logopédie) - à distance via l'application "Microsoft Teams" utilisée dans mon université, l'ULB. J'avais préalablement consulté différents guides (dont celui-ci, général, par Nicolas Roland et celui-ci, sur Teams, par Fabienne Chetail, que je recommande tous les deux vivement) et je suis ravi de l'expérience.

Voici quelques éléments que je retiens de cette aventure - en espérant pouvoir vous en faire profiter si, comme moi, vous êtes amené·e à utiliser ce type d'outils.


lundi 23 mars 2020

La pollution favorise-t-elle véritablement la diffusion du coronavirus?

Ces derniers jours, la presse (voir aussi ici et ici) a fait grand cas d'une étude montrant que la pollution favoriserait la diffusion du covid-19. La pollution serait une "autoroute" pour le coronavirus. Mon collègue Alain Content de l'Université libre de Bruxelles a cherché la source de cette étude et constate qu'il s'agit juste d'un "position paper" publié par un groupe de 12 chercheurs italiens. En d'autres termes, l’article n'a pas fait l'objet du processus d'expertise par les pairs qui permet à des travaux scientifiques d'acquérir une légitimité et de les distinguer d’autres types de prose (y compris ce blog). 

La publication scientifique est un processus extrêmement ardu. Dans les revues reconnues, peu d'articles sont publiés par rapport à ceux qui sont soumis, et passer de la soumission à la publication est souvent un parcours du combattant : chaque étude doit répondre à un examen souvent impitoyable de la part des collègues chargés d'expertiser l'article. 


samedi 14 mars 2020

Social Psychology of the coronavirus: Will flies save us?

This is the English of version of the post originally published in French. I translated this following a suggestion by my colleague Steve Reicher, whose work very much influenced the content of this post. My apologies for the remaining errors (see correction at the end of the piece).


Marcel Duchamp (1917): Fountain

Psychologie sociale du coronavirus (épisode 9): Les mouches nous sauveront-elles du virus?


Marcel Duchamp: Fontaine (1917)


jeudi 12 mars 2020

Coronavirus: Pourquoi il faut agir maintenant, selon Tomas Pueyo

Ce billet, contrairement aux précédents, ne porte pas directement sur la psychologie sociale du coronavirus. J'aimerais partager avec vous un compte-rendu en français d'une analyse de Tomas Pueyo publiée mardi. Si vous lisez l'anglais, allez directement au texte original, qui est beaucoup plus riche et étayé que ce qui suit (note du 14/3: il a à présent été intégralement traduit en français). Mais si vous ne le lisez pas, ou souhaitez une version plus concise, ce petit résumé vous aidera, je l'espère, à prendre la mesure du phénomène. Je précise que je ne suis nullement épidémiologue et je ne pense pas que Pueyo le soit. Par ailleurs, il exagère parfois son propos et commet des approximations.  C'est donc avec un grain de sel qu'il faut appréhender ceci. En revanche, son analyse est tellement bien étayée, par des chiffres fiables (et publiés dans les revues les plus prestigieuses), que les conclusions qu'il en tire me semblent fort convaincantes même si on peut ergoter sur les chiffres exacts.

Son analyse se base en grande partie sur l'observation du décours de l'épidémie à Wuhan (Chine), son épicentre. On dispose de données quant au nombre de cas constatés au jour le jour. Toutefois, on peut également estimer le nombre de personnes qui étaient réellement infectées à Wuhan chacun de ces jours. Pourquoi? Parce que les médecins chinois ont demandé à chaque patient·e quand il ou elle a observé ses premiers symptômes. Ci-dessous, les barres grises représentent le nombre de cas "réels" et les barres oranges le nombre de cas "diagnostiqués".


Source: https://jamanetwork.com/journals/jama/fullarticle/2762130

De cette analyse, il ressort que, chaque jour, le nombre de cas réels est fortement sous-estimé par rapport au nombre de cas diagnostiques. Par exemple, le 21 janvier à Wuhan, il y a 100 nouveau cas détectés mais il y en avait 1500 en réalité. En outre, en Belgique, les  produits réactifs utilisés dans les tests sont en stock très limité et ce simple fait mène à une sous-identification du nombre de cas.

Autre donnée importante: sans mesures préventives, le nombre de personnes infectées double +/- tous les 6 jours. Naturellement, pendant la période où aucune, ou très peu, de mesures, sont prises, les personnes réellement infectées ont pu propager le virus. Sur base des chiffres italiens et chinois notamment, on peut estimer le délai entre l'infection et la mort (17 jours). Comme on connaît le nombre de morts, qu'on peut estimer le taux de mortalité, il devient également envisageable d'estimer combien de personnes étaient infectées il y a 17 jours. Prenons l'exemple belge: hier (le 11 mars), on nous annonce que trois Belges sont morts du coronavirus. Si on estime le taux de mortalité à 1% (une estimation basse), on peut considérer que 300 personnes souffraient d'une infection liée au coronavirus en Belgique le 25 février (17 jours plus tôt). Or, le nombre de 300 correspond plus ou moins au nombre de cas diagnostiqués à cette même date du 11 mars (314: le 12, on est déjà à 399)! En admettant que ces 300 personnes aient diffusé le coronavirus pendant 2 semaines, le nombre de cas réels doit être multiplié par huit (à raison d'un doublement tous les six jours) et, selon ces estimations, il y aurait +/- 2400 cas dans la population. Ce chiffre n'est sans doute pas correct mais il est certain que le nombre de 300 est largement sous-estimé.

Le danger (déjà évoqué dans ce billet) est que notre système de santé ne puisse plus faire face à l'afflux de malades. Si c'est le cas, le taux de mortalité va augmenter (faute de lits et de matériel - respirateurs par exemple, vu aussi le fait que le  personnel médical risque d'être touché également). Pueyo montre que ce taux varie de moins de 1% à 5% selon la résilience du système de santé (et donc du nombre de cas). Il faut donc transformer la courbe exponentielle en une courbe en plateau et mettre tout en oeuvre pour que le pic de l'épidémie soit le plus tardif possible (ce qui permet de se préparer).

Pour information, 20% des cas exigent une hospitalisation et, parmi ceux-ci, 5% en unité de soins intensifs.

Pour retarder le pic et empêcher une diffusion exponentielle, Pueyo exhorte les décideurs à interdire tout rassemblement collectif, à fermer les écoles, les universités, entreprises (ce que Wuhan avait déjà fait lorsqu'elle avait atteint le stade qui est le nôtre aujourd'hui)... Il montre qu'une telle réduction des contacts sociaux est efficace (par exemple, les villes qui l'ont mise en place tôt lors de la pandémie de grippe espagnole de 1918 ont été beaucoup plus épargnées que les autres) mais qu'elle doit être mise en place au plus tôt: sur base d'un modèle mathématique, il suggère, par exemple, qu'un jour supplémentaire de délai dans la mise en oeuvre de telles mesures peut impliquer 40% de cas supplémentaires vingt jours plus tard. Pueyo souligne à cet égard que les pays ayant adopté ce type de mesures face au Covid-19, des pays asiatiques (Singapour, Japon, Corée du Sud, Chine,...) déjà touchés par le SARS en 2003 et qui en ont tiré des leçons, ont réussi à contenir l'épidémie.

Bref, il faut agir maintenant en mettant en place des mesures visant à limiter les contacts sociaux (face à face) au minimum et à isoler les zones infectées (n'oublions toutefois pas l'aspect psychologique de la chose traité dans mes précédents billets!).

Mais je serais ravi de lire ce que les expert·e·s pensent de ce point de vue.

Et si quelqu'un a le courage de traduire l'article complet, merci de le signaler en commentaire.





mercredi 11 mars 2020

Psychologie sociale du coronavirus (épisode 8): La solitude est-elle salutaire?

L'une des mesures envisagées par les autorités belges pour faire face au virus consiste à limiter les contacts sociaux. C'est ce qu'on appelle le "social distancing". Ceci, espère-t-on, permettra d'endiguer la progression de l'épidémie : en pratique, il s'agit de faire en sorte que son "pic" soit le plus faible et le plus tardif possible de façon à ce que notre système de santé ne soit pas débordé et puisse faire face à un afflux de malades. Cette idée est représentée dans l'image ci-dessous (en rouge, ce qui se passe si on ne fait rien -un pic ingérable- et à droite, en bleu, ce que l'on peut espérer si on prend les mesures adéquates : une "dune" que l'on peut gravir sans trop d'encombres et sans dépasser la ligne fatidique correspondant à la saturation de notre système de santé). La maladie est asymptomatique ou bénigne dans la plupart des cas. Pour la majorité des individus, ces mesures visent donc moins à préserver leur santé qu'à éviter qu'ils deviennent vecteurs de la maladie. Ceci permet de s'assurer que notre système de santé pourra aider adéquatement le cas échéant les plus vulnérables, ceux pour qui cette maladie constitue un risque important.


Les discours de promotion de la santé ("faites du sport", "mangez moins de graisse",...) sont généralement individualistes: ils visent à ce que chacun se préoccupe de sa propre santé. En faire peu de cas, voire la négliger, peut alors apparaître comme une forme de vertu : on est prêt à mettre en retrait ses intérêts personnels au profit de considérations plus altruistes (comme la convivialité par exemple). Dans cette même logique individualiste, l'un des discours que j'entends régulièrement par rapport au virus consiste à adopter une attitude insouciante du type "de toutes façons, à mon âge et vu mon état de santé, ce n'est pas grave si je l'attrape", "je suis prêt à courir le risque", etc. Il s'agit en quelque sorte d'assumer le rôle du "brave soldat Ryan" face à la maladie. Cette logique du sacrifice individuel est égoïste. Les héros prêts à se frotter à la maladie sont, semble-t-il, des dangers publics. 

Ici, il s'agit moins de protéger sa propre santé que celle des autres. La situation est paradoxale et contraire à nos intuitions : en se protégeant soi-même et en s'éloignant des autres, on préserve les plus faibles, qui doivent être isolés. Selon certaines recommandations, il faut  particulièrement limiter les contacts avec les personnes âgées et autres personnes plus vulnérables (le gouvernement bruxellois a même recommandé d'interdire toute visite dans les maisons de repos "sauf exception"). 

J'évoquais dans un autre billet, qu'en situation d'urgence, la norme n'était pas la panique mais la coopération. Je pensais à des situations  comme des attaques terroristes, des catastrophes naturelles ou des accidents (les plus étudiées). Dans ce type de situation, les victimes potentielles sont en contact et peuvent interagir. Des formes de coopération émergent grâce à ce contact physique (protéger les enfants, porter des victimes à bon port,...). 

La situation qui se présente ici est différente : paradoxalement, coopérer consiste à s'éloigner physiquement d'autrui, à recourir à du "social distancing" pour utiliser la terminologie des autorités belges, c'est-à-dire des comportement généralement utilisés pour manifester un rejet de l'autre (les psychologues sociaux connaissent tous la "social distance scale" de Bogardus, qui est en fait un questionnaire évaluant la tendance des individus à rejeter un groupe social). Bref, pour coopérer, il convient de recourir au comportement qui correspond à nos tendances les plus égoïstes. Difficulté supplémentaire : contrairement à d'autres situation d'urgence où l'on voit clairement des victimes souffrir ou en danger direct, il s'agit de préserver des catégories de la population qui peuvent sembler abstraites et impersonnelles (les "personnes âgées", "les personnes qui ont des difficultés respiratoires") plus que des individus bien précis auxquels on peut se rattacher directement (même si chacun aura des proches concernés). On entend aujourd'hui le nombre de décès recensés chaque jour en Italie ou ailleurs, avec une précision sur l'âge moyen des victimes (souvent élevé). Mais on ne voit guère les personnes qui se cachent derrière ces statistiques, qui semblent désincarnées. 

Par ailleurs, les gens dont il faut s'éloigner physiquement sont précisément ceux qui ont le plus de besoin de contacts : on sait par exemple que les contacts sociaux sont essentiels pour la santé et ce, particulièrement chez les personnes âgées. La solitude tue aussi certainement que le coronavirus. 

Mais les victimes ne sont pas que les personnes âgées, celles qui ont des difficultés respiratoires ou une immunité déficiente. Les conséquences économiques de cette épidémie sont susceptibles d'être considérables et, en pratique, de nombreux travailleurs vont se trouver sans revenus, soit du simple fait de la baisse de l'activité économique, soit parce qu'ils vont être forcés de s'isoler pour éviter d'être vecteurs. Tout le monde n'est pas égal face au virus et celui-ci frappera non les plus vulnérables physiquement mais aussi les plus vulnérables économiquement (qui sont souvent les mêmes). 

Il ressort de ces quelques réflexions que, pour faire face à ce défi, autant les autorités que chacun·e d'entre nous, devrons trouver de nouvelles formes de coopération, qui n'impliquent pas un contact physique. Grâce à des moyens technologiques révolutionnaires, comme le téléphone, il est par exemple possible de maintenir, voire d'augmenter, les contacts sociaux avec les personnes âgées sans être en contact physique avec elles. De grâce, arrêtons d'appeler "social distancing" ce qui est juste du "physical distancing". C'est au contraire de social "approaching" dont nous avons besoin, même s'il n'est pas physique. 




mardi 10 mars 2020

Psychologie sociale du coronavirus (épisode 7): Sans spaghettis, c'est cuit!



Dans une célèbre expérience de psychologie sociale, les sujets s'installent seuls dans une salle et se mettent à remplir des questionnaires. Tout à coup, de la fumée apparaît dans la salle. Que vont-ils faire? 75% quittent les lieux et vont le signaler. Mais dans une autre condition expérimentale, il y avait certes un sujet véritable mais également deux comparses de l'expérimentateur feignant d'être d'autres sujets. Ceux-ci constataient la fumée mais restaient pour le reste impassibles. Résultats? Dans cette dernière condition, seuls 10% des (vrais) sujets réagissent. L'explication est simple : les sujets ne savent pas s'il faut s'inquiéter de cette fumée ou non. Constatant que les comparses ne font rien, ils en infèrent qu'il n'y a guère de danger et qu'il n'y a pas lieu de s'alarmer. Seuls, en revanche, ils écoutent leur incertitude qui les pousse à agir et à solliciter de l'aide.
Cette expérience illustre une vérité psychologique fondamentale : pour identifier ce qu'il convient de faire, ou comment il convient de réagir à une situation, nous ne nous contentons pas de notre propre jugement individuel. Nous observons les autres, ceux et celles que nous identifions comme appartenant au même groupe que nous. Leur comportement nous informe quant à la réaction qu'il convient d'adopter. C'est ce que le psychologue social Robert Cialdini appelle  l'heuristique de "la preuve sociale".  La pratique ancestrale de "la claque" consistant à engager des comparses pour applaudir les spectacles et plus récemment les rires "en boîte" accompagnant les sitcoms sont des illustrations de la puissance de de cette heuristique (dans les deux cas, ça marche!).
Dans ces périodes d'inquiétude par rapport au coronavirus, l'importance de la preuve sociale ne doit pas être sous-estimée : durant les dernières semaines régnait un sentiment d'incertitude quant au danger que fait peser le COVID-19. Certains soulignaient la gravité de l'épidémie alors que d'autres relativisaient la situation en comparant, par exemple, le coronavirus à la grippe saisonnière (bien plus fréquente). C'est précisément dans ce type de situation qu'on est le plus susceptible d'utiliser les normes sociales (ce que les autres font et ressentent) pour évaluer ce qu'il convient de faire.
Mais comment savoir ce que les "autres" font? L'une des solutions les plus évidentes est de se tourner vers les médias, qui nous abreuvent en nouvelles sur les réactions par rapport au coronavirus. Lorsqu'un article nous montre des rayons vides, des gens chargeant leurs chariots de riz et de pâtes, voire utilise un titre sensationnaliste ("La panique s'installe" titrait un quotidien britannique), nous obtenons en fait de l'information sur ce qu'il convient de ressentir par rapport à la situation. De cette façon,  bien que la panique ne soit pas la réaction la plus commune en situation d'urgence, elle peut être favorisée et ce, tout particulièrement chez des personnes qui s'informent principalement via les médias et ont un réseau social limité (dans lequel ils ou elles pourraient être témoins d'autres normes).
Naturellement, les médias ne nous transmettent pas nécessairement une image exacte des réactions de la population. Je voyais par exemple sur Facebook un ami journaliste faire une annonce à la recherche de "témoignages de pénurie" dans leurs magasins habituels. Il était intéressant de lire les commentaires sous son billet. Dans tous ceux que j'ai lus, les internautes mentionnaient que, dans leur échoppe préférée, ils n'avaient pas remarqué de pénurie.  Dans une telle situation, il serait tentant pour le journaliste d'accorder plus de lignes à un témoignage faisant état d'une pénurie - c'est potentiellement beaucoup plus susceptible d'intéresser les lecteurs - que de simplement rapporter le banal constat que tout va bien (ce que certains font courageusement malgré tout!).
On voit donc là une autre manifestation de la symbiose déjà évoquée entre médias et angoisse collective : les médias tendront à mettre en exergue les situations anormales, plus susceptibles d'intéresser les lecteurs et lectrices (cela étant, on voit également des exemples inverses, comme ce rassemblement record de personnes déguisées en schtroumphs en dépit du virus!). Quoi qu'ils fassent, les médias informent le public sur la norme sociale qui, à son tour, prescrit comment il convient d'agir
Au demeurant, les images de rayons vides ont une portée à mon sens bien différente d'une information factuelle sur l'évolution des ventes de telle ou telle denrée. Elles renvoient à un imaginaire de crise intense, rappelant le rationnement durant la seconde guerre mondiale, les queues devant les supermarchés dans les pays de l'Est avant la chute du rideau de fer ou encore la crise économique de 1929.
Mais ce phénomène dépasse naturellement les médias : la façon dont chacun d'entre nous agit par rapport à cette épidémie (se faire la bise, annuler un voyage ou un concert, se laver les mains fréquemment...) contribue à communiquer également  des normes sociales à ceux et celles qui nous entourent.
En outre, les décisions des autorités nous informent également sur la norme : en communiquant qu'on est en "phase 2" ou en "phase 3", par exemple, les autorités informent sur la façon dont il convient d'appréhender la situation (voir à cet égard, ce billet-ci).
Il en résulte que par l'entremise de ces diverses sources (médias, autorités, contacts sociaux), les normes sociales se transforment et se diffusent au sein de la population. Si celles-ci se propagent, ce n'est pas par une simple imitation irréfléchie mais parce que le comportement d'autrui nous informe quant à la manière dont il convient d'interpréter la menace en situation d'incertitude.
Ceci donne lieu à un paradoxe : en décrivant le comportement d'autrui comme une "panique" et en montrant des rayons vides,  non seulement on communique une norme émotionnelle mais il devient parfaitement rationnel de contribuer à amplifier le phénomène qu'on décrit : après tout, si  on se dit qu'à cause de la panique, il n'y aura bientôt plus de produits de première nécessité, de pâtes, de riz, d'aspirines, il n'y a rien de plus cohérent que de s'en procurer avant que les stocks ne s'épuisent. A son tour, un tel comportement risque d'être interprété comme de la "panique", et d'alimenter un cercle vicieux.

dimanche 8 mars 2020

Psychologie sociale du coronavirus (épisode 6): Le mythe de la panique collective


Source: Flickr


Quelle image vous faites-vous d'un groupe en situation d'urgence? Pensons, par exemple, à un lieu public victime d'un attentat terroriste, à une éruption volcanique aux abords d'une métropole ou à l'annonce de l'insolvabilité d'une banque. Le terme qui vient souvent à l'esprit est celui de "panique" (cf. mon billet précédent pour une définition). Tout à coup, la rationalité et l'esprit critique des membres d'un groupe seraient débordés par une émotion insurmontable menant à des comportements irrationnels, comme le fait (dans le cas du Covid-19) de se ruer sur des masques, du papier hygiénique ou du cassoulet en boîte. Cette image est présente aujourd'hui dans les médias et dans les discours politiques : on nous dit qu'il faut absolument éviter la "panique" et on analyse les comportements de stockage, d'achat de masques, d'évitement de personnes "suspectes" dans des lieux publics comme révélateurs d'un tel phénomène.

Cette vision des choses se fonde en partie sur l'idée qu'en groupe, les individus ne sont plus aussi rationnels que s'ils étaient seuls. C'est une idée qui a été formalisée par le psychologue/sociologue français  Gustave Le Bon (1841-1931). Dans sa "psychologie des foules" (1895), encore un best-seller aujourd'hui, ce dernier postulait qu'une fois en groupe, les individus perdaient la capacité à se contrôler individuellement. La personnalité individuelle de chacun s'évanouirait, pour laisser la place à des pulsions incontrôlables (une idée qui plaira beaucoup à Sigmund Freud). Seule la présence d'un meneur permettrait de canaliser le comportement de la foule qui se soumet béatement à lui. Sans celui-ci, chacun serait animé par des passions individuelles, souvent égoïstes, immorales ou/e agressives, donnant lieu à un chaos généralisé (remarquons que l'intérêt de Le Bon, un conservateur, pour cette problématique était guidé par la volonté de contrôler les masses prolétariennes qui avaient fait chanceler la République lors de la Commune de Paris).

Gustave Le Bon

Cette idée d'une masse décérébrée vous dit quelque chose? Elle a pourtant été largement battue en brèche par les recherches menées depuis de nombreuses années en psychologie sociale. Contrairement à ce qu'on pourrait supposer, des comportements désordonnés, irrationnels, une capacité de discernement débordée par des émotions collectives ne sont nullement la norme en situation d'urgence. Au contraire, des études menées, par exemple, lors de catastrophes naturelles ou d'attaques terroristes, montrent que les personnes affectées cherchent souvent à développer collectivement des stratégies permettant d'aider les plus vulnérables. Exemple parmi d'autres : le 11/09/2001, les travailleurs du World Trade Center ne se sont pas rués de façon désordonnée dans les escaliers de bâtiment mais ont cherché à coopérer et à se soutenir mutuellement. Bref, les gens sont souvent plus rationnels que l'on pourrait le croire lorsqu'on lit Le Bon. Cette rationalité ne se fait pas en dépit de l'appartenance à un groupe (comme le suggère Le Bon) mais, au contraire, parce que dans ce type de situation, les victimes tendent à s'identifier profondément au groupe placé dans une telle situation (rien de tel qu'un "destin commun" comme celui d'une catastrophe, par exemple, pour forger une identité de groupe!). Ils développent alors souvent des stratégies de coopération destinées à favoriser le bien-être du groupe dans son ensemble. Les collectifs ont une étonnante capacité à s'auto-organiser pour faire face au danger et se montrer efficaces! Il se développe donc une véritable "résilience collective". Si, bien sûr, des comportements plus individualistes ou égoïstes sont possibles (une connaissance me racontait par exemple, avoir croisé une personne ayant dévalisé des magasins en masques pour les revendre à bon prix), ils ne sont nullement la norme.

Naturellement, le coronavirus ne pose pas exactement le même type de défis qu'une catastrophe naturelle ou une attaque terroriste mais il serait dommage de ne pas tirer les leçons de ces travaux en ne faisant pas confiance à la capacité des gens à coopérer pour faire face au danger (notamment en aidant les plus faibles).

Les mythes selon lesquels, en situation d'urgence, le public va succomber à une panique généralisée d'une part et que cela va se traduire par un désordre civil d'autre part, peuvent en effet engendrer des conséquences néfastes sur les politiques mises en oeuvre pour y faire face. Par exemple, cela peut mener à favoriser des politiques hyper centralisées qui ne laissent aucune autonomie à la population ou des stratégies de dissimulation de l'information (de peur de faire "paniquer"). Ces politiques sont souvent contre-productives car elles invitent à cultiver une défiance entre les responsables d'une part et le public d'autre part. Or, la confiance est absolument indispensable pour faire face à une urgence (comme une pandémie).

Des études de John Drury et ses collègues montrent que les membres des forces de l'ordre et les professionnels de la sécurité civile britannique adhèrent à ces mythes. C'est très certainement encore plus le cas  en France, où les politiques de maintien de l'ordre sont encore inspirées par Le Bon (la Grande-Bretagne étant souvent montrée en exemple pour ses progrès dans ce domaine). Une formation en psychologie sociale ne serait donc pas nécessairement inutile!

Comme le fait remarquer le chercheur britannique Clifford Stott, les comportements de stockage ne sont nullement le reflet d'une panique. Ils reflètent au contraire une stratégie rationnelle guidée (à tort ou à raison) par la perspective que des produits de première nécessité ne soient plus en stock suffisant en raison de l'épidémie (c'est peut-être stupide mais ce n'est pas de la panique).

En abusant du mot "panique", attention, donc, à ne pas propager des mythes potentiellement contre-productifs...

PS: Pour un éclairage complémentaire sur la "pensée sociale", je vous encourage à lire ci-dessous le commentaire de Patrick Rateau, professeur de psychologie sociale à l'Université de Nîmes et grand spécialiste de ce sujet (voir notamment, le livre qu'il a co-dirigé sur les peurs collectives).

samedi 7 mars 2020

Psychologie sociale du coronavirus (épisode 5): Peur, angoisse, panique ou psychose?


Eduard Munch (1893): le Cri

En cette période de coronamanie, j'ai été plus sollicité par les médias que d'habitude. La question qui m'est le plus souvent posée consiste à savoir s'il y a une "peur"/ "psychose"/ "angoisse"/ "panique" collective à propos du coronavirus (ces termes étant utilisés de façon plus ou moins interchangeable). Le vocabulaire psychiatrique est souvent utilisé à tort et à travers pour décrire des phénomènes psychosociaux qui n'ont souvent que peu de rapport avec ce qu'ils désignent (voir à cet égard cet excellent article du Monde). Je me suis donc dit qu'il serait utile de définir ce qu'on entend par là.

jeudi 5 mars 2020

Psychologie sociale du coronavirus (épisode 4) : virus, paravent de nos entrailles

Pourquoi les Amérindiens ont-ils été décimés peu après l'arrivée des Européens? Criblés de balles? Massacrés? Egorgés? S'il ne faut pas sous-estimer la cruauté des conquistadores et autres colons divers, la cause principale de ce génocide réside dans la transmission de maladies infectieuses contre lesquelles le système immunitaire de ces populations n'était guère préparé.

Les membres d'une communauté humaine tendent à développer des défenses immunitaires adaptées aux agents infectieux qui circulent au sein de  celle-ci. Si un groupe est resté isolé pendant de nombreuses générations, le contact avec les membres d'autres communautés, porteurs de virus ou de bactéries inconnues, peut donc se révéler dangereux. Que l'on cherche à éviter ce contact, voire à isoler ces individus ne serait pas totalement irrationnel. En l'occurrence, du point de vue des Apaches et des Navajos, éviter tout contact, même indirect, avec les Européens était une question de survie.



Immigrés chinois en quarantaine à Angel Island (Californie), 1891

mercredi 4 mars 2020

Psychologie sociale du coronavirus (épisode 3): Le raz-de-marée et la lame de fond

World Visits: The Great Wave at Kanagawa

Hokusai (1830): La grande vague de Kanagawa

Alors que l'on s'inquiète d'une pandémie de coronavirus, l'une des questions les plus régulièrement  adressées par les médias au pseudo-expert des peurs collectives que je suis a la forme suivante : pourquoi les gens ont-il moins  peur de la maladie X (remplissez au choix par "grippe", "fièvre jaune",  "SIDA"...) qui fait X fois plus de ravages que du coronavirus? Ce type de question se fonde sur un présupposé tout à fait invalide : nos angoisses seraient directement proportionnelles à l'ampleur du risque considéré. S'il en était ainsi, on devrait sans doute avoir davantage peur de prendre son vélo, de consommer du sucre, ou de respirer l'air pollué et on ne devrait guère craindre les araignées (inoffensives sous nos latitudes), l'avion ou les souris. Inversement, personne ne devrait jouer au Lotto. Dans la figure ci-dessous, nous voyons comment l'artiste allemande Susanna Hetrich avait représenté l'écart entre les risques perçus (volet au-dessus de la ligne horizontale) et les risques véritables (volet sous la ligne) associés à différents phénomènes (accident d'avion, attaque terroriste, cancer...). Elle a appelé cette série "reality checking device".

mardi 3 mars 2020

Psychologie sociale du coronavirus (épisode 2): La symbiose des médias et des angoisses collectives

© Chappatte, Der Spiegel


Lorsque j'ouvre le site de la RTBF ce jour, les 7 articles les plus populaires concernent le coronavirus. Il apparaît donc que ce fieffé microbe monopolise l'attention des internautes et plus généralement des consommateurs de médias (alors que, par exemple, les gardes-côtes grecs et des habitants de Lesbos sont en train de refouler des migrants fuyant la Turquie) ce qui ne peut qu'encourager ceux-ci à nous abreuver en nouvelles sur le COVID-19: en effet, la presse en ligne repose sur une "économie de l'attention" - les revenus publicitaires étant proportionnels au nombre de clics et au temps passé sur chaque page. C'est bien connu, l'incertitude nourrit l'angoisse et pour répondre à celle-ci, on cherche donc à s'informer. Les informations ne sont souvent pas des plus rassurantes ("7 nouveaux cas de coronavirus...", "chute des bourses...") et, au lieu d'apaiser les angoisses, elles les attisent. Par ailleurs, le simple fait que le coronavirus soit si présent dans les médias est un signal: si on en parle tant, c'est que ça doit être grave, se dit le lecteur/téléspectateur/auditeur et l'appétit d'informations s'en trouve agrandi! La peur et les médias se trouvent donc ici unis dans une sorte de symbiose qui leur permet chacun de se nourrir de leur partenaire. On sait que les réactions de panique, à travers des bousculades notamment, sont souvent plus meurtrières que ne l'est la cause de la panique elle-même (une rumeur, une odeur...). En l'occurrence, la médiatisation à tout va du coronavirus est susceptible d'attiser des comportements de panique collective potentiellement dangereux. Déjà entend-t-on que les stocks de masques (fort précieux pour les professionnel·les de santé en contact direct avec les patient·es) s'épuisent, que les personnes d'origine asiatique sont victimes de comportements à caractère raciste,... Echapper à cette spirale dangereuse n'est pas une mince affaire: si un rédacteur ou une rédactrice en chef décidait courageusement de limiter sa couverture du microbe, les internautes ne seraient-ils pas susceptibles d'aller consulter ses concurrents? La logique du marché de l'information (notamment étudiée par Gérald Bronner dans la Démocratie des crédules) s'avère ici particulièrement perverse...et ce d'autant plus qu'abondent des sources d'informations peu soucieuses des faits mais purement guidées par l'appât du clic.

PS: Merci à Patrick Chapatte de m'avoir autorisé à reproduire son dessin gratuitement. 

dimanche 1 mars 2020

"Les guerres secrètes des fourmis" de Cleo Bertelsmeier





Je viens de lire le passionnant "Les guerres secrètes des fourmis: sexe, meurtres et invasions territoriales" de Cleo Bertelsmeier (Favre), dont j'avais entendu parler sur France Inter. L'essai commence par passer en revue les analogies entre les sociétés de fourmis et celles des hommes à travers l'Histoire, où l'on découvre que, depuis l'Antiquité, les philosophes et autres intellectuels du moment ont utilisé les fourmis pour justifier racisme, communisme, libéralisme et plus récemment, des pratiques managériales diverses.  Ensuite, l'auteure, myrmécoloque (c'est comme ça qu'on appelle les spécialistes des fourmis) à l'université de Lausanne, mais également pédagogue, décrit différents aspects des conflits entre fourmis, que ce soit entre les sexes, les "castes", les colonies ou les espèces (et, dans le dernier chapitre avec une attention particulière aux relations entre espèces invasives et locales). On y découvre l'incroyable variété des formes d'organisations sociales et des comportements (notamment d'attaque et de défense, de parasitisme, d'esclavagisme, plus une panoplies de comportements sexuels,...) chez ces bestioles. Ces comportements sont mis en relation avec l'écologie de chacune des espèces d'une part et ses stratégies évolutives d'autre part, avec un passage  (nécessaire) par la génétique. On y découvre également toute une série d'expériences fascinantes permettant d'étayer les théories proposées.

Ce qui rend l'ouvrage particulièrement plaisant à lire, ce sont les "anecdotes" illustrant certains de ces comportements. Par exemple, des fourmis "ambulancières" qui secourent celles ayant perdu un membre lors d'une bataille, des fourmis kamikazes qui se font exploser en projetant une substance chimique mortelle sur leurs ennemies, des mâles dont le corps est arraché pendant le "coït" pour ne garder que le précieux appendice, des femelles "violées" alors qu'elles ne sont encore que des larves, etc.

L'essai est également l'occasion de démonter certains stéréotypes comme l'idée que les fourmis sont "travailleuses" (il y en a plein qui ne fichent rien) ou que toutes les fourmis ayant un même rôle seraient interchangeables  (non, elles auraient des personnalités diverses!). J'ai littéralement dévoré l'ouvrage. Vivement recommandé, en particulier pour les psychologues sociaux, comme moi, un peu trop centrés sur les comportements sociaux des humains.

Référence:

C. Bertelsmeier (2019). Les guerres secrètes des fourmis: Sexe, meurtres et invasions territoriales. Lausanne, Suisse: Favre. 200 pages. ISBN: 978-2-8289-1615-2.