dimanche 14 juillet 2019

Boire du jus d'orange cause-t-il le cancer?

Vous avez peut-être entendu parler d'une étude montrant soi-disant que les boissons sucrées (y compris un bon jus d'orange frais) causent certains cancers. On en parle dans Le Monde, dans La Libre,  dans 20 Minutes... Vous qui aimez savourer votre bon verre de jus de pommes au petit déjeuner vous imaginiez déjà en train de subir de douloureuses séances de chimiothérapies... Ne vous inquiétez pas trop vite. Cette étude, comme de nombreuses études épidémiologiques, est basée sur ce qu'on appelle une "fishing expedition": les auteurs ont examiné les liens entre une multitude de variables nutritionnelles et toutes les issues possibles en termes de santé (c'est ce que les auteurs annoncent dans un "pré-enregistrement") et on ne rapporte que celles qui sont significatives. Or, comme le seuil de 5% est utilisé comme critère de signification statistique(en gros, on accepte de se "tromper" 5 fois sur 100 en attribuant au sucre une corrélation qui est en fait purement fortuite), il est fort probable qu'en faisant de nombreux tests, certains seront significatifs.  Remarquons que cette démarche est contraire à la logique du pré-enregistrement qui consiste précisément à annoncer ses analyses par avance et à les rapporter intégralement quels que soient les résultats!  

Par ailleurs, ces résultats sont purement corrélationnels: si une association entre consommation de boissons sucrées et cancer existe, on ne peut pas pour étant établir un lien de causalité. Il est possible qu'une variable tierce intervienne et explique aussi bien la consommation de sucre que l'incidence des cancers en question. Donc, je ne suis pas sûr que cette étude fasse avancer le schmilblick sur le sujet...

PS: Je suis redevable à Tama Haspel et Dominique Muller de m'avoir attiré l'attention sur ceci. 

dimanche 3 février 2019

Pourquoi les professeurEs sont-elles moins bien évaluées que les professeurs?

J'écoutais récemment le podcast de mon homonyme Ezra Klein. Il interviewait la philosophe australienne Kate Manne sur le sujet de la misogynie (sujet sur lequel elle a beaucoup de choses intéressantes à dire mais je reviendrai peut-être là-dessus dans un autre billet). Kate Manne faisait remarquer une chose intéressante: le fait que parler en public est associé davantage à des rôles de genre "masculins" que "féminins" (une des explications du succès des discours de Trump par rapport à ceux de Hillary Clinton durant la campagne électorale de 2016). Pour illustrer cela, Kate Manne faisait allusion à un résultat bien connu dans la littérature: les avis pédagogiques adressés aux professeurs d'université masculins (c'est-à-dire les évaluations des profs par leurs étudiant·e·s) sont (en moyenne) plus positifs que ceux qui sont adressés aux professeures d'université. Et donc, ceci pourrait s'expliquer par une forme d'incompatibilité entre les attentes que les étudiant·e·s ont vis-à-vis d'une femme et ceux qu'ils ont vis-à-vis d'un prof. d'université. Manne se demande: comment serait perçue un homme vs. une femme qui passe un cours à rédiger des équations compliquées? L'homme serait-il perçu comme un génie et la femme comme une "frustrée"?

Mais ce n'est peut-être pas uniquement du sexisme de la part des étudiant·e·s. Peut-être que la socialisation - l'éducation - "genrée" rend plus facile pour un homme que pour une femme de prendre l' habit du "professeur" une fois que l'occasion s'y prête. Ils peuvent plus facilement adopter ce rôle et sont donc moins confrontés au "contrecoup" (backlash) qui peut toucher les femmes qui ne se conforment pas au rôle qui est attendu d'elle. Ce "contrecoup" correspond à un ensemble de comportements plus ou moins subtils visant à faire comprendre à celles-ci qu'elles ne sont pas suffisamment "féminines".

Manne cite un résultat dont je n'ai pas (encore) pu retrouver la source, et qui corrobore l'influence importante des attentes liées aux rôles de genre: le différentiel d'évaluations entre hommes et femmes professeurs est d'autant plus élevé que l'auditoire est grand. Interprétation: en petits groupes,  les professeures peuvent encore mettre en oeuvre les qualités que l'ont attend d'une femme (s'occuper des étudiant·e·s en difficulté, être gentille, attentionnée, connaître leur prénom...). Ceci est beaucoup plus compliqué en grand auditoire, où les qualités, "masculines", de "tribun" sont plus valorisées.

Remarquons que si le genre de l'étudiant·e joue un rôle, les étudiantes ne sont pas nécessairement plus tendres avec les femmes professeures (dans certaines études, elles favorisent les hommes même davantage que les étudiants masculins eux-mêmes: cf. Spooren et al., 2013).

Bref, le différentiel d'évaluation entre hommes et femmes professeur·e·s d'université ne trouvera sans doute pas d'explication simple du type  "Les étudiant·e·s sont sexistes" ou "Les professeures sont de moins bonnes enseignantes que les professeurs".

Référence

Spooren, P., Brockx, B., & Mortelmans, D. (2013). On the validity of student evaluation of teaching: The state of the art. Review of Educational Research, 83,598-642.