mercredi 26 mars 2014

La déconstruction de l'expérience de Milgram: Un compte-rendu de "Behind the Shock Machine" de Gina Perry.


La contribution la plus célèbre de la psychologie sociale à la science est sans nul doute la série d’expériences sur l’obéissance à l’autorité menée à Yale par Stanley Milgram en 1961 et 1962 (un sujet déjà abordé dans ce billet-ci). Ces expériences, menées auprès de personnes tout-venant de la région de New Haven (Connecticut) montreraient qu’une autorité légitime est à même d’amener des individus parfaitement ordinaires à commettre des actes de torture (infliger des chocs électriques potentiellement mortels) à un inconnu. Menées en parallèle avec le procès du criminel nazi Adolf Eichmann, ces expériences semblaient appuyer la thèse de la «banalité du mal » avancée par la philosophe Hannah Arendt, qui couvrait alors le procès pour le New Yorker. Les taux d’obéissance observés dans les différentes variations de l’expérience, et communiqués par Milgram dans son best-seller « la soumission à l’autorité », sont communément utilisés pour étayer cette thèse. Cette vision du travail de Milgram a été enseignée à des générations d’étudiants en psychologie mais les expériences ont par ailleurs pénétré la culture populaire à travers des pièces de théâtre, films et jeux télévisés. A cet égard, l’expérience avait été l’objet d' une exposition médiatique importante dans le monde francophone lors de la diffusion du « Jeu de la Mort », une reconstitution sous forme de jeu télévisé sur France 2.
Lorsque Gina Perry, une journaliste australienne par ailleurs diplômée en psychologie, décida de se pencher sur l’expérience de Milgram, elle semblait convaincue par cette interprétation. Elle voulait toutefois aller au-delà des chiffres et mieux comprendre ce qui s’était réellement passé dans le laboratoire de Milgram. Elle décida dès lors de se plonger dans les vastes archives Milgram conservées à la bibliothèque de l’université de Yale. Celles-ci comprennent en particulier des enregistrements sonores de l’expérience (qui, remarquons-le avaient déjà fait l’objet de recherches publiées sans que Perry y fasse allusion). Perry contacta également les principaux assistants de Milgram, voire leur descendance, ainsi qu’une série de spécialistes de la fameuse expérience et des anciens sujets. « Behind the shock machine » relate la transformation de sa vision de l’expérience. Alors que le compte-rendu scientifique ou même l’ouvrage de Milgram adoptent le point de vue « objectif » d’un observateur extérieur préoccupé principalement par le voltage des décharges infligées par les sujets à leurs victimes, l’approche de Perry est éminemment subjective. Elle revendique du reste sa subjectivité et tient à contextualiser son discours: ainsi évoquant ses rencontres, elle décrit les lieux dans lesquelles celles-ci se déroulaient, voire la météo ou l’hôtel dans lequel elle logeait. Mais elle prend également le point de vue des sujets eux-mêmes et porte son regard sur la figure du "deus ex machina" posté derrière un miroir sans tain. Perry propose des portraits très riches de l’ensemble des protagonistes de l’expérience, qu’elle cherche tous à restituer dans leur humanité. La richesse et la densité que cette approche confèrent au livre contribuent à rendre sa lecture agréable. Naturellement, cette approche impressionniste souffre des défauts de ses qualités: faute de proposer une analyse systématique du matériel, on peut lui faire le procès d’une trop grande sélectivité dans le choix des extraits présentés et dans les interprétations proposées. Mais Perry prétend adopter une approche journalistique, narrative, plutôt que scientifique. Une posture confortable qui lui permet d'esquiver ce type de critique tout en continuant à remettre en cause les conclusions de l'expérience. 
Car son parcours conduit à une remise en question profonde de ces conclusions. On est frappé en particulier par la tension qui habite les sujets. Loin de se conformer aveuglément à l’expérimentateur, ils semblent tous confrontés à un dilemme moral qui peut trouve sa résolution dans l’administration de chocs ou dans le rejet de l’expérience. Les entretiens semblent également indiquer que la pression placée sur eux était plus forte que ne le laisse entendre les compte-rendus officiels. En effet, on considère généralement que l’expérience se terminait si le sujet infligeait le voltage maximal à sa victime (en réalité imaginaire) ou s’il résistait après 4 injonctions successives. Il s’avère en réalité que ces injonctions étaient souvent bien plus nombreuses. 
De ce parcours émerge une image d’un Milgram carriériste, préoccupé principalement par le message qu’il compte faire passer (« nous sommes tous des Eichmann en puissance ») sans guère faire preuve de sollicitude pour ses sujets bien qu’ils soient parfois confrontés à un stress intense. Qui ne le serait pas à l’idée d’avoir pu tuer un de ses semblables? Ainsi, il laisse sortir la plupart des sujets du laboratoire sans révéler la mise en scène ou il utilise leur image dans des documentaires sans leur consentement. Perry nous fait également découvrir des notes confidentielles de Milgram. Il y fait part de ses doutes quant à la portée de son expérience et à sa signification, interrogations qui contrastent avec l’assurance dont il fait preuve dans ses publications et ses interventions médiatiques. Dans un passage, par exemple, il se demande si son expérience ne serait guère qu’une mise en scène à caractère dramatique sans réelle portée scientifique. Dans une autre, il laisse entendre que l’étude n’a permis que de mettre en évidence des taux d’obéissance sans expliquer en quoi que ce soit le phénomène d’obéissance lui-même. Une vision que semble partager Perry, qui conclut que l’expérience n’est finalement rien d’autre qu’un exercice de caméra cachée, voire un scénario élaboré précisément pour générer les résultats que Milgram attendait. Perry en vient à se demander si le véritable tortionnaire n’est pas Milgram lui-même, lui qui inflige des souffrances à ses sujets dans le souci d’obéir à une autorité supérieure (la "science"). Gina Perry semble voir de l’hypocrisie dans les contradictions entre le discours public de Milgram et ses notes personnelles. Peut-on en vouloir à Milgram de ne pas avoir révélé tous ses doutes sur la place publique? La question est ouverte. 
Perry va jusqu’à suggérer que la plupart des sujets obéissants ne pensaient pas que l’ « élève » recevait réellement des chocs, ou que ceux-ci étaient réellement douloureux. Naturellement, s’il en est ainsi, les résultats sont triviaux. Perry se fonde à cet égard sur le questionnaire que Milgram a fait passer à ses sujets après l’expérience. On y constate que ceux qui affirmaient que les chocs étaient douloureux tendaient à s'être arrêtés avant 450 volts alors que ceux qui pensaient qu’ils étaient inoffensifs persistaient. Cette analyse est toutefois sujette à caution dès lors qu’elle peut refléter une justification a posteriori de son propre comportement. Par ailleurs, s’il en est ainsi, on peut difficilement expliquer le conflit intérieur intense que vivent la plupart des sujets « obéissants », une des préoccupations centrales de Perry. Notons également qu'une réplication de l'expérience de Sheridan et King (1972), non évoquée par Perry, comportait une réelle victime (un malheureux chiot, dont la souffrance était clairement visible!). Celle-ci a donné lieu à des résultats similaires, ce qui n'est guère compatible avec l'explication de Perry. 
Cette dernière accorde également une place importante à la controverse concernant les aspects éthiques de l’expérience, qu’elle met en rapport avec les mouvements de libération des années 1960. Elle montre comment cette expérience donnera lieu à la mise en place de procédure d’approbation beaucoup plus sévères, et signant par la même la fin d’une certaine forme de recherche en psychologie sociale. On voit également le poids de la controverse sur Milgram lui-même, dont l’égo, mais aussi la carrière, souffriront profondément des critiques posées sur son expérience.  
Le texte constitue également une réquisitoire sévère contre certaines pratiques encore communes en psychologie sociale expérimentale. La discipline cherche à examiner les facteurs contextuels influençant la cognition et le comportement. Pour ce faire, elle recourt à des manipulations expérimentales exigeant souvent de maquiller l’objet réel de l’étude. Perry voit dans ce genre de pratique une forme de négation du sujet, conçu comme un simple objet, réceptacle de stimuli manipulés par l'expérimentateur. Elle cherche à restituer la parole au sujet, parole dont précisément les psychologues sociaux expérimentaux se méfient car elle correspondent souvent à des justifications  sans rapport avec les causes qui ont réellement déterminé son comportement. 
Au terme de cette lecture, on est confronté à l’évidence que le récit proposé par Milgram de son expérience n’en n’est qu’un parmi les nombreux autres qui auraient pu être avancés sur base de ses résultats. Il n’est pas interdit, comme Perry, d’y gagner une vision plus positive de l’humanité au prix d’une image moins flatteuse de Milgram. 

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