lundi 6 mai 2013

De l'influence des décolletés sur la vente de médicaments


Source: Flickr

Il est une stratégie commerciale qui semble bénéficier d'une popularité inébranlable: recourir à des femmes sexualisées pour vendre des produits, en particulier lorsque les clients sont de sexe masculin. Rien de tel qu'un bout de sein ou une fesse exposée pour fourguer des tondeuses à gazon, des canettes de bière ou une voiture de sport à ces messieurs, n'est-ce pas? Cette stratégie est bien sûr omniprésente dans le contexte de la publicité. Mais elle peut également affecter d'autres rouages du commerce, comme l'habillement des vendeuses et autres déléguées commerciales chargées de  combler tous nos besoins.

Un ami pharmacien m'évoquait récemment les tenues aguichantes de la déléguée du produit X, que ses collègues (masculins) semblaient se réjouir de voir arriver dans leur officine. Mais est-ce que ça fonctionne? Vend-on mieux des médicaments lorsqu'on s'habille de façon légère que lorsqu'on fait preuve de la plus grande pudeur? C'est à cette question qu'ont tenté de répondre Peter Glick et ses collaborateurs de l'université de Lawrence (Wisconsin) en 2008. Pour ce faire, ils ont élaboré une vidéo dans laquelle une présentatrice vantait les mérites d'un anti-douleur (fictif) dénommé Kallura. En parlant, elle se tenait devant des affiches décrivant les caractéristiques du produit. Toutefois, les qualités de Kallura faisaient l'objet d'une manipulation expérimentale. Soit il apparaissait que celui-ci était fort efficace par rapport à un placebo (70% de soulagement supplémentaire), soit il était uniquement légèrement plus efficace (9% de soulagement supplémentaire). Dans les deux cas, un graphique montrait cela de façon très claire. Par ailleurs, l'habillement de la déléguée faisait l'objet d'une autre manipulation expérimentale, indépendante: soit elle portait un décolleté, soit sa poitrine était bien dissimulée. 88 hommes et 97 femmes de la région d'Appleton (Wisconsin) étaient invités à visualiser cette vidéo et a donner leur avis sur le produit et sur la présentatrice. 

Selon l'hypothèse "le sexe fait vendre", on pourrait s'attendre à ce que les hommes soient plus sensibles à la vue de la poitrine de la jeune femme et soient donc plus susceptibles que les femmes d'apprécier les qualités du produit dans la condition décolleté. Ben, non: la libido masculine semble avoir des limites. Tout le monde, quel que soit son sexe, trouve simplement le produit meilleur dans la condition "fort efficace" que "peu efficace". Pas de quoi fouetter un chat...Le fait que le sexe ne "fasse pas nécessairement vendre" est cohérent avec d'autres études (Bushman & Bonacci, 2002) montrant que les télespectateurs  se souviennent moins bien du contenu des messages publicitaires lorsqu'ils sont agrémentés d'images à caractère sexuel. Ces dernières les distraient et détournent leur attention du contenu du message. Cachez ce sein que je ne saurais voir...faute d'oublier de quoi vous me parlez. Remarquons toutefois que cet effet n'était pas présent dans l'étude de Glick et al.

Revenons précisément à cette étude. On demandait également aux sujets s'ils recommanderaient d'engager cette jeune femme si un poste s'ouvrait. Une fois encore, si ces messieurs sont sensibles aux poitrines féminines, ils devraient embaucher plus volontiers la déléguée dans la condition "décolleté" que dans la condition "pudique"... Cela ne devrait guère se produire pour les participantes féminines à l'étude. C'est bien ce que l'on observe...mais uniquement dans la condition dans laquelle le produit est peu efficace (voir les deux barres bleues à droite du graphique ci-dessous). Lorsque le produit est très efficace, les hommes recommandent davantage d'engager la présentatrice dans la condition "pudique" que dans la condition "décolleté". Pour les femmes, le décolleté n'a guère d'effet. 




A quoi cela est-ce dû?

Selon Glick et ses collaborateurs, les sujets masculins pensent que le décolleté peut constituer une stratégie efficace pour détourner l'attention de l'acheteur des qualités discutables du produit. La vendeuse qui a eu l'ingéniosité de recourir à cette stratégie (ou a été employée à cette fin) devrait donc être embauchée. Cette stratégie est en revanche inutile, voire contre-productive, lorsqu'un produit est efficace. Dans ce cas, il importe de souligner les qualités du produit (d'où le désavantage induit par le décolleté sur l' "employabilité" de la déléguée). A l'appui de cette hypothèse, Glick et ses collaborateurs constatent que, dans la condition "peu efficace",  les homme pensaient que la femme "décolletée" aurait davantage accès à des médecins que ceux qui avaient vu la femme "pudique". Pour les femmes, une fois encore, les manipulations expérimentales n'exerçaient guère d'influence.

Résumons-nous: les hommes semblent épouser une croyance populaire selon laquelle les décolletés permettent de vendre de (mauvais) médicaments. Mais, en réalité, eux-mêmes s'avèrent peu sensibles à ces décolletés lorsqu'ils sont amenés à se prononcer sur les qualités du produit. Même si leur croyance se révèle non fondée, elle pourrait s'avérer conséquente: si les bureaux de recrutement adhèrent à de telles croyances, ils sont susceptibles de favoriser l'embauche de femmes mettant en exergue leur sexualité.

Or, d'autres études suggèrent que, pour une femme, le fait d'être jugé selon ses caractéristiques sexuelles peut s'avérer fort dommageable: d'une part, cela peut bloquer les possibilités de promotion. On sait en effet que mettre en avant sa sexualité donne lieu à des jugements de compétence inférieurs en particulier dans le cadre de postes managériaux (cf. Glick et al., 2005). D'autre part, cela peut favoriser des comportements de harcèlement sexuel et une non reconnaissance de leurs compétences. Par ailleurs, le simple fait d'être l'objet du regard sexualisé peut avoir des conséquences négatives sur la performance dans des tâches intellectuelles complexes (voir ce billet-ci). 

Cette étude, pour divertissante qu'elle soit, illustre donc un paradoxe fondamental du sexisme: croire qu'autrui épouse des croyances ou attitudes sexistes est parfois bien plus dévastateur pour les femmes que d'y croire soi-même. 

Donc, les décolletés ne semblent pas faire vendre les médicaments. Mais le croire fait vendre des décolletés. 

Références


Bushman, B. J., & Bonacci, A. M. (2002). Violence and sex impair memory for television ads. Journal of Applied Psychology, 87(3), 557-563.
Glick, P., Chrislock, K., Petersik, K., Vijay, M., & Turek, A. (2008). Does cleavage work at work? Men, but not women, falsely believe cleavage sells a weak product. Psychology of Women Quarterly, 32(3), 326-335
Glick, P., Larsen, S., Johnson, C., & Branstiter, H. (2005). Evaluations of sexy women in low- and high-status jobs. Psychology of Women Quarterly, 29(4), 389-395.

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