jeudi 23 février 2012

Le mythe du brainstorming


source: Flickr



“So loud each tongue, so empty was each head, 

So much they talked, so very little said.”


Charles Churchill (1767)


Le vocable de "brainstorming" est un des seuls termes du jargon psychosocial qui soit suffisamment rentré dans l'usage pour être repris au Larousse. Voici la définition que ce dictionnaire propose
"Technique de recherche d'idées originales, surtout utilisée dans la publicité et fondée sur la communication réciproque dans un groupe des associations libres de chacun de ses membres."
Outre les associations libre, la technique (développée par Osborne, un publicitaire, dans les années 50)  repose sur l'absence totale de critique: chaque idée doit être accueillie positivement. Cette technique est rentrée dans l'usage de nombreuses organisations de façon quasiment aussi naturelle que les réseaux informatiques ou les distributeurs de café. 


Je lisais récemment un article du New Yorker qui proposait une belle synthèse vulgarisée des connaissances en psychologie sociale sur cette technique. Le verdict est clair: ça ne marche pas. En effet: 

1- Si les gens réfléchissent dans leur coin, les idées générées sont plus nombreuses, créatives et intéressantes que s'ils "brainstorment". 
2- Si on modifie la norme de façon à ce que la critique soit encouragée, des idées plus créatives voient le jour. 
Du point de vue de la productivité, le brainstorming est donc une grosse perte de temps. Je dois avouer, qu'ayant participé à plusieurs sessions, je n'ai jamais vraiment été étonné par ce verdict. Mais l'article du New Yorker n'explique pas pourquoi le brainstorming s'avère si contreproductif. Dans un article déjà ancien, mais qui a vieilli comme un bon Médoc, Brian Mullen, Craig Johnson et Eduardo Salas considèrent trois types d'explications:

- Une explication relevant de la psychologie sociale: la présence d'autrui influence notre façon de réfléchir et de nous exprimer (par exemple, on se "lâche moins" de peur d'avoir l'air de produire des idées stupides).
- Une explication "procédurale" résidant dans la difficulté de répartir les tâches de façon efficace entre les membres d'un groupe. Par exemple, le fait qu'un membre d'un groupe puisse en interrompre en autre risque d'empêcher la poursuite d'associations intéressantes chez la personne interrompue (or on sait que les premières associations sont les plus banales). Ou (phénomène commun), le fait qu'un seul individu tienne le crachoir pendant l'ensemble de l'exercice empêche les autres de s'exprimer. 
- Une explication "économique": le fait d'être en groupe a pour conséquence qu'on laisse volontiers les autres travailler à sa place. Il y aurait donc une rationalité à ne pas contribuer à l'effort collectif.  
Mullen et ses collaborateurs ont passé en revue l'ensemble des études publiées jusqu'alors (1991) et n'observent aucun élément en faveur de l'explication économique et relativement peu de support pour l'explication procédurale. En revanche, l'explication psychosociale semble bien étayée: ainsi, la baisse de productivité constatée en brainstorming (par rapport à la production d'idées "en solo") est plus marquée lorsque l'expérimentateur est présent ou lorsque la sujet s'exprime vocalement que par écrit (deux facteurs qui devraient influencer la peur de "dire des bêtises", une explication psychosociale). 

Au vu de ce type de résultats, on peut se demander pourquoi les organisations continuent à recourir au  brainstorming. Un cynique répondrait qu'elles ne sélectionnent pas des techniques de management en fonction de leur efficacité ou que peu de managers sont au fait de la littérature psychosociale. Certes... Je vois toutefois une autre explication possible. Le brainstorming est une technique qui a peut-être un peu le même effet que l' "happy hour" du vendredi soir: tout le monde se retrouve pour parler d'un sujet dans une atmosphère (artificiellement?) conviviale. Peut-être que le sentiment d'unanimité ainsi créé donne aux managers l'impression qu'ils ont une "vraie équipe". Le brainstorming serait une sorte de technique de team building plutôt que de productivité. Les optimistes pourront arguer qu'à cet égard, elle est productive à long terme. Ceci étant, on peut se demander si l'unanimité ainsi créée n'est pas avant tout artéfact de la technique qui ne fait illusion que dans l'esprit du manager. De ce point de vue, elle ressemble peut-être à l'impression que Mao pouvait avoir d'un congrès du parti communiste chinois dans les années 50. 

Source:

Mullen, B., C. Johnson, and E. Salas, Productivity loss in brainstorming groups: A meta-analytic integration. Basic and Applied Social Psychology, 1991. 12: p. 3-23 (à qui j'ai repris la citation de Chruchill). 









3 commentaires:

Céline Rouaux a dit…

Très bon article !
Pour rebondir sur la question "Pourquoi les organisations continuent à recourir au brainstorming ?", je voudrais, en tant que consultante en communication organisationnelle, partager quelques pistes de réflexions personnelles :

- Parce qu'Osborne était un publicitaire, et qu'en bon publicitaire, il a bien vendu son produit ;-)
- Parce que c'est ce que certains consultants continuent à leur vendre (de la créativité en conserve dans un emballage "perlinpinpin fun")
- Parce que ces organisations ne sont pas suffisamment créatives pour essayer d'autres techniques de créativité (on n'a pas d'idées, donc faisons un brainstorming, la bonne idée !)
- Parce que comme tu le soulignes justement, le brainstorming a encore une image "cool sympa" qui peut être vue comme une séance de teambuilding "facile et pas chère".

Mon hypothèse d'explication psycho sociale de l'inefficacité de cette technique :
La focalisation sur l'objectif de créativité paralyse l'émergence de la créativité chez les membres du groupe.
L'énergie consacrée à générer plus et mieux que les autres engendre une relation de compétition qui neutralise l'élan créatif.
La créativité est par essence une activité solitaire, ou du moins egocentrée et "gratuite" (l'enjeu - présence du chef et des collègues, obligation de productivité, temps restreint... - ne doit pas provoquer de stress).
Jusqu'à preuve du contraire, on crée seul... comme on rêve seul (le film Inception et ses rêves partagés manipulables est une jolie histoire, mais ne relève que du fantasme, heureusement... ou malheureusement, question de point de vue).

Ce qui est dommage, c'est que, plutôt que de se casser les dents avec les techniques de type brainstorming (qui ne marchent pas), les organisations auraient plus d'intérêt à développer l'expression et la récolte des idées de leurs collaborateurs pris individuellement.
Ce serait plus productif et plus motivant/valorisant pour les individus...
Le hic n°1, c'est que promouvoir la créativité individuelle va à l'encontre du politiquement correct, surtout dans les organisations où le "travail de groupe" (team work, team spirit, etc) est présenté en idéal absolu.
Le deuxième hic, c'est que promouvoir la créativité individuelle ne peut se faire qu'en repensant totalement les structures managériales des organisations... et secouer le cocotier organisationnel ne plaît pas à beaucoup de gens, aussi bien du côté de ceux-qui sont en haut à garder jalousement les noix de cocos (pour eux) que de celui de ceux qui sont en bas (et ne veulent pas recevoir de noix de cocos sur la tronche)...
A creuser.

Olivier Klein a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Olivier Klein a dit…

Merci aussi pour tes idées sur le brainstorming! Je commente ci-dessous (précédé de ***).


Pourquoi les organisations continuent à recourir au brainstorming ? Quelques pistes de réflexions personnelles :
- Parce qu'Osborne était un publicitaire, et qu'en bon publicitaire, il a bien vendu son produit ;-)
- Parce que c'est ce que certains consultants continuent à leur vendre (de la créativité en conserve dans un emballage "perlinpinpin fun")
- Parce que ces organisations ne sont pas suffisamment créatives pour essayer d'autres techniques de créativité (on n'a pas d'idées, donc faisons un brainstorming, la bonne idée !)
- Parce que comme tu le soulignes justement, le brainstorming a encore une image "cool sympa" qui peut être vue comme une séance de teambuilding "facile et pas chère".

*****Excellentes, tes hypothèses "de l'intérieur"! Je suis content de ne pas être complètement à côté de la plaque*****

Mon hypothèse d'explication psychosociale de l'inefficacité de cette technique :
La focalisation sur l'objectif de créativité paralyse l'émergence de la créativité chez les membres du groupe.
***Oui. Tout à fait d'accord. C'est paradoxal mais c'est comme ça. ****
L'énergie consacrée à générer plus et mieux que les autres engendre une relation de compétition qui neutralise l'élan créatif.
***Très chouette hypothèse en termes de comparaison sociale. Et je pense qu'elle n'a jamais été testée empiriquement. Cela vaudrait la peine***

La créativité est par essence une activité solitaire, ou du moins egocentrée et "gratuite" (l'enjeu - présence du chef et des collègues, obligation de productivité, temps restreint... - ne doit pas provoquer de stress).
Jusqu'à preuve du contraire, on crée seul... comme on rêve seul (le film Inception et ses rêves partagés manipulables est une jolie histoire, mais ne relève que du fantasme, heureusement... ou malheureusement, question de point de vue).
****Ah. J'ai pas vu mais ça m'intéresse****

Ce qui est dommage, c'est que, plutôt que de se casser les dents avec les techniques de type brainstorming (qui ne marchent pas), les organisations auraient plus d'intérêt à développer l'expression et la récolte des idées de leurs collaborateurs pris individuellement.
Ce serait plus productif et plus motivant/valorisant pour les individus...
Le hic n°1, c'est que promouvoir la créativité individuelle va à l'encontre du politiquement correct, surtout dans les organisations où le "travail de groupe" (team work, team spirit, etc) est présenté en idéal absolu.
****C'est donc vraiment lié à une culture d'entreprise, ce qui rejoint un peu mon analyse "maoïste"***

Le deuxième hic, c'est que promouvoir la créativité individuelle ne peut se faire qu'en repensant totalement les structures managériales des organisations... et secouer le cocotier organisationnel ne plaît pas à beaucoup de gens, aussi bien du côté de ceux-qui sont en haut à garder jalousement les noix de cocos (pour eux) que de celui de ceux qui sont en bas (et ne veulent pas recevoir de noix de cocos sur la tronche)...
***A creuser****