lundi 16 janvier 2012

Des conséquences psychologiques de l'inégalité sociale

Et voici mon premier billet...

Donc...Je viens de terminer la lecture de The Spirit Level de Richard Wilkinson et Kate Pickett, deux épidémiologistes qui examinent les conséquences de l'inégalité dans les pays de l'OCDE sur une variété de "fléaux": homicides, obésité, grossesses adolescentes, utilisation de drogues, maladies cardiovasculaires,... Le constat est invariablement le même: plus une société est inégalitaire, plus ces fléaux sont fréquents. La prospérité d'un pays détermine moins la fréquence de ces phénomènes que le niveau d'inégalité en son sein.

Pour un psychologue, la taille des corrélations entre inégalité (mesurée par la différence entre les revenus moyens des 20% d'invidus les plus riches et les 20% les plus pauvres d'un pays donné) et prévalence de ces fléaux est énorme (coefficients de .60 à .80). Par exemple, ci-dessous, on peut observer le lien entre inégalité et la fréquence d'utilisation de drogues illégales à travers un indice combinant différentes substances. L'utilisation de drogues est plus répandue dans les pays les plus inégalitaires (USA, G-B) que dans les plus égalitaires (Norvège, Japon).


Il est frappant de constater combien cette tendance se retrouve pour tous les "fléaux" précités. On retrouve invariablement les mêmes tendances. Les pays les plus égalitaires (scandinavie, Japon) sont systématiquement plus épargnés que les plus inégalitaires (USA, Portugal, G.-B.). 

Peut-on toutefois affirmer que l'inégalité cause ces fléaux? Ne serait-elle pas un symptôme parmi d'autres d'une société qui "dysfonctionne" sans pour autant être responsable de ces peu réjouissantes réalités? 

Wilkinson et Pickett consacrent une grande partie de leur ouvrage à démontrer que l'égalité exerce bien un rôle causal. Il serait tentant en effet d'expliquer ces effets par des différences culturelles (par exemple, l'"individualisme" américain par rapport au "collectivisme" japonais). L'argument semble toutefois peu convaincant: on observe le même pattern lorsqu'on effectue des analyses au sein de chaque nation. Par exemple, les états américains les plus inégalitaires sont également ceux dans lesquels la consommation de drogues est la plus fréquente. De plus, il est difficile d'attribuer un rôle prépondérant à la culture lorsqu'on constate que le Japon et les pays scandinaves (aux modèles culturels quasiment antagonistes) partagent presque systématiquement les "meilleures" places du classement.

On trouve donc dans ce livre des données qui étayent une politique égalitariste. Du reste, ses auteurs ont mis en oeuvre un groupe de pression, the equality trust, visant à la mobilisation collective en faveur de cet idéal et par-delà les clivages politiques traditionnels.   

L'ouvrage (traduit récemment, et peut-être pas de la façon la plus heureuse qui soit,  l'égalité, c'est la santé) propose une belle démonstration de l'influence de l'inégalité sur tous ces maux. Reste à opérer la transition entre les facteurs politiques, sociaux et économiques qui sont à l'origine des inégalités, et les comportements concrets qui sont la manifestation des fléaux dénoncés. Pourquoi, par exemple, l'inégalité dans une nation, contribue-t-elle à l'usage de drogues? C'est à des psychologues sociaux qu'il revient d'opérer cette transition entre des "niveaux d'analyse" différents. Et c'est pour cela que ce livre m'a tant stimulé. Une explication possible réside dans le fait que l'inégalité induit des formes de compétitions pour accéder aux "meilleures places". Cette compétition induit la mise en oeuvre de comportements visant à "gagner la course" (la violence pouvant être un moyen d'y parvenir) ou de répondre à l'anxiété qui est associée. Wilkinson et Pickett soulignent également combien l'inégalité suscite la méfiance: plus un société est inégalitaire, plus on se méfie de nos "compatriotes". Naturellement, la méfiance peut également contribuer à l'anxiété d'une part, à la violence d'autre part. Les auteurs proposent des analyses plus fines de chacun des phénomènes abordés mais le lien entre les variables "macro" et "micro" reste à explorer. 

Une première étape en ce sens a été effectuée par Steve Loughnan de l'Université de Kent et ses collègues qui, dans un papier récent dans psychological science, examinent un biais fort répandu: la tendance à se considérer comme "meilleur" que l'individu moyen. Par exemple, si on demande à des étudiants "dans quelle mesure vous considérez-vous comme intelligent par rapport à l'étudiant moyen?" (1 = beaucoup moins intelligent à 7 = "beaucoup plus intelligent" avec une valeur centrale de "4" correspondant au même niveau d'intelligence), un observateur purement cartésien devrait s'attendre à observer une moyenne de 4. Les personnes "moins" intelligentes devraient répondre en-dessous de 4, les personnes "plus" intelligentes au-dessus de 4. Or, il n'en n'est rien: la moyenne est toujours supérieure à 4 pour les traits désirables socialement et inférieure pour les traits non désirables. On a affaire là à un biais de mise en valeur du soi (self-enhancement bias). On se sent (ou se dit) plus malin (ou plus beau, ou plus sympathique, ou plus gentil) que les autres. Loughnan et ses collègues ont mesuré ce biais dans différents pays et qu'observent-ils? On constate que dans les pays les plus inégalitaires (Afrique du Sud, Pérou), le biais est plus prononcé que dans les pays les plus égalitaires (Japon, Belgique), les pays "modérément égalitaires" (Espagne, Chine, Singapour) au sein de cet échantillon montrant un niveau de biais "intermédiaire". 


On peut proposer deux explications à ce phénomène: 

- Soit dans une société inégalitaire, il faut être "meilleur que les autres", ce qui peut se traduire par l'apparition de ce biais. 
- Par ailleurs, dans une société égalitaire, le fait d'être semblable aux autres peut être encouragé. Il peut y prévaloir davantage une "norme de modestie" qui consiste à ne pas se présenter comme "meilleur que les autres". 

Il est remarquable de constater que ces tendances s'observaient même lorsqu'on contrôlait statistiquement des facteurs culturels comme le niveau d'individualisme ou de collectivisme des participants à cette étude. 

Voilà donc un premier pas vers un programme de recherche permettant d'articuler épidémiologie, économie et psychologie sociale...

PS: Une réalité qui nous rassurera (un peu) au vu des conséquences désastreuses de l'inégalité de revenus: selon l'OCDE, son niveau n'a pas changé en Belgique depuis le milieu des années 90. 



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