lundi 24 septembre 2018

L'engagement social biaise-t-il la recherche de la vérité? La réponse d'Alice Dreger

Dans le podcast "Two Psychologists and Four Beers", Mickey Inzlicht et Yoel Inbar recevaient récemment Alice Dreger, une bio-éthicienne et historienne, auteure notamment de "Galileo's Middle Fingers: Heretics, Activists, and the Search for Justice in Science" ("Le Majeur de Galilée: Hérésie, Militantisme et la recherche de la Justice dans la Science"). Elle est donc particulièrement intéressée par le lien entre l'engagement social et l'activité scientifique. Du reste, elle a démissionné d'un poste de Professeure à la Faculté de Médecine de l'Université Northwestern (Illinois) en 2015 suite à ce qu'un article publié dans une revue qu'elle dirigeait ait été censuré par l'université. C'est là un acte rare et courageux. J'ai trouvé l'entretien tellement intéressant que j'ai décidé de le traduire (du moins une petite partie) sans commentaire. Désolé si le style (parlé) n'est pas parfait!


Alice Dreger (source: Wikimedia)



Inzlicht: Vous êtes une chercheuse mais vous avez aussi été une militante en relation avec des ONGs défendant les personnes intersexes. Je suis ambivalent quant à l'idée de mélanger recherche et engagement social. En tant que militant·e, vous avez un but: parvenir à une finalité sociétale. Que faire lorsque, ce que vous découvrez, en tant que chercheur·se, est gênant par rapport à cet objectif? Il y a un conflit d'intérêts, là. Vous allez être motivé·e à mettre vos "pouces sur la balance". Si vous faites de la science expérimentale, vous allez publier les résultats qui correspondent aux objectifs que vous poursuivez. Même si vous êtes dans une autre discipline, vous pouvez orienter vos résultats vers vos objectifs.  N'est-ce pas présent, de façon inhérente, chaque fois que vous êtes simultanément militante et chercheuse?

Dreger: (...) Dans le passé, je pensais que l'engagement social, vu qu'il a une fin précédant les faits, biaiserait nécessairement la façon dont vous envisagez les faits. Mais tou·te·s les chercheurs·se·s ont un intérêt personnel dans leur recherche. Et pour la plupart d'entre eux·elles, cet intérêt n'est pas un objectif sociétal, mais c'est eux ou elles-mêmes. Je ne les critique pas. La vie est comme ça. Vous essayez d'obtenir le prochain financement, le prix, la promotion, la publication, de meilleur·e·s doctorant·e·s.... Vous avez donc autant d'intérêt à mettre vos pouces sur la balance que qui ce soit d'autre parce que c'est comme cela que vous avancez. Un chercheur très nanti (en termes de crédits de recherches) m'a un jour dit "Allez, Alice! Nous trafiquons tous les résultats de nos recherches pilotes car c'est comme cela que tu reçois les financements te permettant de mener à bien les véritables recherches." J'étais, peut-être naïvement, profondément dégoûtée et je lui ai dit "Non! Nous ne faisons pas tou·te·s cela et ça ne va pas!" et cela explique pourquoi nombre de ses résultats préliminaires ne se concrétisent pas.

Ce que dirais est l'opposé de ce que vous dites. D'une certaine façon, avoir un objectif sociétal et être conscient·e de son intérêt, de l'attachement émotionnel qu'on a à l'égard de certains objectifs, peut faire de soi un·e meilleur·e chercheur·se si on est est attentif·ve à cela, car on peut se dire "quel genre de données vais-je rejeter pour des raisons affectives? Que puis-je faire pour m'assurer que je ne tombe pas dans ce piège?".

Dreger donne ensuite l'exemple d'un quotidien local qu'elle dirige, et qui est profondément lié à son engagement sociétal: elle s'inquiète de la disparition de la presse locale, qui contrevient à la nécessité, dans toute démocratie, de pouvoir s'informer. Le quotidien est géré par une communauté de bénévoles.

Dreger: (...) Cependant, y exprimer des  opinions y est interdit. Il faut juste rapporter les faits.  Cette contrainte m'oblige à réfléchir à la façon dont je présente les actualités et comment mes opinions sont susceptibles d'influencer ce que j'écris. Tous les articles sont revus par l'ensemble de l'équipe (une centaine de personnes), qui débusquent les termes ou les phrases "orientées". Cela favorise une rigueur intellectuelle,  qui est semblable à la science. C'est l'ouverture de nous-mêmes à l'idée que "oui, nous avons des loyautés, des préférences, des espoirs, des souhaits, etc.". Donc, d'une certaine façon, être un·e militant·e qui fait également de la recherche, si vous le faites bien, vous pouvez le faire d'une façon qui vous permet de vous dire:  "OK, ceci est la cause que je défends mais si je trouve des faits qui la contredisent, je dois les publier et je dois pouvoir penser "qu'est-ce que ça veut dire par rapport à cette cause?"" Et je dois reconnaître la différence entre "vouloir que quelque chose soit vrai parce que c'est une question de justice" et "vouloir que quelque chose soit vrai  parce que c'est une question de vérité". Et mon sentiment est que l'on ne met jamais en oeuvre des politiques justes si on a des faits mal établis. Les militant·e·s, s'ils sont rationnel·le·s, ce qui est vrai de nombreux académiques dans les sciences (je ne me prononcerai pas sur les lettres (Humanities)), peuvent se dire la chose suivante: si nous allons développer une politique à propos du viol, ou de l'immigration ou l'éducation, quel que soit le domaine, que pouvons-nous tenir pour vrai? A quoi ça sert de développer des politiques sur base de choses qui ne sont pas établies? C'est un gaspillage de ressources! Cela rend tout le monde fou. Donc, je pense que si on est un·e militant·e et qu'on est attentif·ve à nos propres biais, on peut également faire de la recherche.  Et il y a un grand avantage à ceci: on peut également être un pont avec les personnes qui ne sont pas des académiques, qui sont des militant·e·s, et leur expliquer pourquoi la Raison (sic), pourquoi l'épistémologie opèrent comme elles le font, pourquoi la science se doit d'être reproductible, pourquoi nous recourons à l'expertise par les pairs, pourquoi nous faisons ces choses-là. Et cela a le potentiel d'instruire beaucoup plus de gens.

(...)

"Ce dont nous accusons les militant·e·s, c'est d'être humain·e·s et les chercheur·se·s doivent reconnaître ce en quoi il·elle·s sont humain·e·s également. "







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