jeudi 14 juin 2012

Les vertus (discutables) de la paranoïa à l'égard de la presse



Dans Le Soir, le Prince Philippe de Belgique fait part de "sa confiance aux (sic) citoyens pour se forger une opinion" sur base des informations diffusées dans la presse quant aux rumeurs d'abdication qui circulent à propos de son père. Philippe surestime-t-il le sens critique des Belges?

On peut se le demander en se remémorant le traitement de certaines affaires judiciaires. Pensons ainsi au commissaire de police carolorégien Georges Zicot. Celui-ci fut accusé d'avoir protégé Dutroux et se vit incarcéré pendant plus d'un mois. Ces accusations furent abondamment relayées par les médias. Mais si ce nom vous est familier, vous souvenez-vous qu'il a été ultérieurement blanchi de tout soupçon et qu'il fût ensuite réhabilité par la justice et même indemnisé? On pourrait sans doute citer de nombreux autres exemples d'acquittement ou de non-lieux qui firent beaucoup moins de bruit que les inculpations ou les mise en examen qui les ont précédées.

Si les faits divers belges vous préoccupent peu, peut-être serez-vous plus sensible à l'actualité internationale. Au printemps 2003, lors du déclenchement de la guerre en Irak, l'une des questions qui préoccupait le plus l'opinion publique concernait la découverte d'armes de destruction massive, soi-disant cachées par Saddam Hussein. Il est ainsi arrivé à plusieurs reprises qu'on signale la présence de telles armes pour que, le lendemain, il apparaisse qu'il n'en n'était rien ("ce n'étaient que de bons vieux missiles conventionnels"). On pourrait espérer que, suite à de telles rétractions, les consommateurs de ces médias s'empressent d'abandonner leurs croyances en la découvertes d'ADM. 

Or, les travaux sur le sujet montrent que ce type de "dénégation" n'a souvent guère d'effet sur la persistance de la rumeur (voir à ce sujet ce billet). 


Par exemple, Johnson et Seifert (1994) ont présenté à leurs sujets le récit d'un vol de bijoux. Un suspect est initialement désigné. Il s'avère ensuite que celui-ci est innocenté, grâce à la présence d'un alibi. De façon surprenante, les sujets de l'expérience continuent à incriminer ce suspect bien qu'ils se souviennent fort bien de l'alibi. 

A quoi est-ce dû? 

Pour comprendre ce phénomène, il faut envisager trois étapes: 
1- Présentation de l'information fausse ("X est le principal suspect"/"Il y a des ADM")
2- Dénégation de l'information ("Des amis confirment que X étaient avec eux à ce moment-là"/"Des scientifiques confirment que ce sont juste des missiles conventionnels").
3- Une question concernant un fait en relation avec l'information fausse ("X est-il coupable à votre avis?"/"Y avait-il des ADM?"). 
Selon une première explication, les sujets tirent des conclusions de l'information fausse qu'ils ne "corrigent" pas suffisamment lorsque celle-ci est remise en cause. 

Ainsi, lors de l'étape 1, les lecteurs établissent une représentation des événements qui leur sont présentés. Par exemple, imaginons qu'on leur dise que X est un jeune homme d'origine marocaine. Il est par ailleurs le suspect le plus probable car il était responsable de garder la maison où a eu lieu le cambriolage ce jour-là. Sur base de ces informations, les sujets pourraient inférer que X est une "petite frappe" (ce qui cadre bien avec le stéréotype culturel de l'immigré).  Peut-être s'en forment-ils même une représentation visuelle correspondant à la vision prototypique du jeune délinquant maghrébin. sur base du stéréotype, ils peuvent même s'imaginer de nombreux éléments en rapport avec cette personne: "il doit être en décrochage scolaire", "il doit être violent",... 
Lors de l'étape 2, la culpabilité de X va être remise en cause par la présence de l'alibi. Toutefois, ces inférences auxquelles j'ai fait allusion ne seront pas nécessairement corrigées pour autant. Par exemple, les sujets pourront continuer à considérer que "X doit être quelqu'un de violent" ou à se représenter l'apparence physique de X comme celle d'un "délinquant typique". Comme de telles inférences ne sont pas annulées, elles vont continuer à influencer le sujet lorsqu'il devra juger de la culpabilité de X. 
Selon un second type d'explications, ce ne sont pas les inférences faites lors de l'étape 1 qui comptent mais celles que les sujets établissent  à l'étape 2 à partir de la "correction" de l'information fausse. Par exemple, le fait que X était avec des amis pourrait être utilisé pour malgré tout inférer sa culpabilité ("il s'est construit un alibi"; "les amis sont de mèche", "il complotait avec eux", etc.). 

Comment se débarrasser de cet effet? 

Deux stratégies semblent susceptibles de fonctionner: 

L'une consiste à non seulement corriger l'information initiale mais à révéler l'existence d'une cause alternative au phénomène à expliquer (en l'occurrence la disparition des bijoux). Par exemple, s'il s'avère qu'un autre suspect a été interpellé, les sujets n'infèrent plus que le suspect initial (innocenté) est coupable. 

Si cette stratégie fonctionne bien dans le cadre d'un laboratoire, elle n'est pas nécessairement efficace dans des situations moins contrôlées. Elle suppose que le sujet assimile sans difficultés l'explication causale alternative. Or celle-ci peut elle-même être attribuée à des motifs occultes (par exemple, on pourrait invoquer une manipulation de la police visant à protéger un suspect gênant). 

La seconde stratégie consiste à remettre en cause les motivations présidant à la divulgation de l'information fausse. Par exemple, si les sujets sont persuadés que l'information fausse a été présentée dans le but de les manipuler, ils ne sont plus guère influencés par elle. 

Remarquons que ces deux stratégies empêchent les sujets d'opérer des inférences à partir des informations fausses à l'étape 2. 

En 2003, ces éléments ont poussé Stephan Landowsky, Werner Stritzke, Klaus Oberauer et Michael Morales  à s'interroger sur le rapport entre l'attitude du public par rapport aux armes de destruction massives irakiennes et la façon dont ils assimilent des informations relatives à l'actualité de la guerre en Irak. En effet,  de nombreux citoyens étaient extrêmement suspicieux quant aux motivations des autorités américaines à présenter des "faits" établissant l'existence d'armes de destruction massive. Veulent-ils acquérir le soutien de l'opinion publique en vue d'une action militaire en Irak? 

Or, ces citoyens "sceptiques" n'étaient pas répartis de façon homogène sur le globe. On en trouvait davantage dans certains pays, comme l'Allemagne ou la France, qu'aux Etats-Unis par exemple. S'il en est ainsi, on peut s'attendre à ce que des citoyens de pays "sceptiques" soient moins influencés par des informations qui ont fait l'objet d'une rétraction ultérieure.

Pour mettre cette hypothèse à l'épreuve, Landowsky et ses collaborateurs ont établi une liste de "faits" correspondant à trois catégories sur base d'une analyse des actualités de la chaîne d'informations CNN: 

- des faits authentiques (par ex., "Koweit City a été touché par un missile irakien pendant la première semaine de la guerre, ce qui a endommagé le centre commercial").
- des faits faux et et ensuite rétractés dans les médias (par ex., "Les alliés ont capturé un général irakien pendant les deux premières semaines de la guerre").
- des faits totalement fictifs (par ex., "les troupes irakiennes ont empoisonné une station d'épuration d'eau avant de se retrancher dans la banlieue de Baghdad"). 

Landowsky et al. ont présenté ces informations à des sujets provenant de trois pays: des Allemands, des Australiens et des Américains. 

Les sujets devaient évaluer pour chaque information s'ils en avaient déjà entendu parler et, le cas échéant, si elle avait fait l'objet d'une rétraction. Que constate-t-on? 

De façon remarquable, les Allemands et les Australiens croyaient moins aux informations rétractées que les Américains bien que tous sachent qu'elles ont fait l'objet d'une rétraction. En fait, chez les Américains, le fait qu'une information ait fait l'objet d'une rétraction avait peu d'effet sur le fait qu'ils y croient ou non. Le simple fait qu'ils se souviennent d'avoir été exposés à l'information "prédisait" le fait qu'ils y croient, que cette information ait été rétractée ou non. Comme si le simple fait d'avoir été exposé à une information nous rendait crédule par rapport à celle-ci, même si elle s'avère ultérieurement fausse (voir à cette égard les travaux de Dan Gilbert mentionnés ici). 

Mais cette différence est-elle due au fait que les Allemands et les Australiens sont davantage méfiants des motivations qui guident la présentation d'informations fausses? Oui! En effet, plus les sujets doutaient du fait que la guerre était dûe à la recherche d'armes de destruction massive, plus leur jugement de la véracité d'un fait dépendait du fait qu'elle ait fait l'objet d'une rétraction ou non. Or, les Américains considèrent la recherche d'armes de destruction massive comme la cause principale de la guerre alors que les Allemands y voient une raison mineure (les Australiens se situant entre ces deux extrêmes).  Si on tenait compte de cet élément, l'appartenance nationale n'avait plus d'effet sur la croyance aux informations rétractées, ce qui tend à suggérer que son influence était fonction du niveau de suspicion. 

A l'appui de cette analyse, Landowsky et ses collaborateurs constatent également que les Américains sont plus susceptibles que les deux autres groupes de croire que des ADM ont effectivement été trouvées en Irak (ce qui est faux). 

En bref,  lorsqu'une information est publiée dans la presse, on tend à croire qu'elle est vraie. Le fait qu'elle soit remise en cause ultérieurement nous influence souvent peu sauf si nous nourrissons quelque doute quant aux motivations qui ont guidé la présentation de cette information. La paranoïa serait donc le prix de la rationalité. 

Lorsqu'on poursuit ce raisonnement à l'extrême, il aboutit toutefois à une forme d'hyperscepticisme qui empêche l'élaboration d'un quelconque consensus sur les faits: s'il est recommandable d'être sceptique par rapport à la diffusion d'une information, ne faudrait-il pas également l'être par rapport à sa rétraction, qui peut également être guidée par des motivations bien précises? Pourquoi l'une serait-elle plus fiable que l'autre? Le "méta-paranoïaque" pourra par exemple subodorer que des pressions en haut lieu ont poussé les journalistes à retirer l'information incriminée. A paranoïaque, paranoïaque et demi... En l'occurrence, le fait que notre paranoïa porte sur l'information ou sur sa rétraction dépendra de nos attitudes préalables par rapport à l'objet concerné de telle sorte que l'information communiquée n'aura pour seul effet que de conforter ces attitudes. Dur métier que d'être journaliste...

Morale: si j'étais Philippe, je ne serais pas totalement rassuré quant à la capacité des citoyens belges à faire fi des rumeurs d'abdication. 

Références:

  • Johnson, H.M. & Seifert, C.M. (1998). Updating accounts following a correction of misinformation. Journal of Experimental Psychology: Learning, Memory, and Cognition, 24, 1483-1494.
  • Lewandowsky, S., Stritzke, W.G.K., Oberauer, K., & Morales, M. (2005). Memory for Fact, Fiction, and Misinformation. Psychological Science, 16, 190-195. 






2 commentaires:

Anonyme a dit…

je me dis que l'étape suivante serait d'analyser la couverture médiatique de la guerre en allemagne et en australie. les participants allemands et australiens on peut-être pris connaissance des mêmes informations que leurs homologues américains mais reprises et critiquées par les médias allemands et australiens. ceci expliquerait en partie leur méfiance originelle mais encore faut-il le vérifier.

Olivier Klein a dit…

Oui. Tout à fait. Excellente idée!