Quelle image vous faites-vous d'un groupe en situation d'urgence? Pensons, par exemple, à un lieu public victime d'un attentat terroriste, à une éruption volcanique aux abords d'une métropole ou à l'annonce de l'insolvabilité d'une banque. Le terme qui vient souvent à l'esprit est celui de "panique" (cf. mon billet
précédent pour une définition). Tout à coup, la rationalité et l'esprit critique des membres d'un groupe seraient débordés par une émotion insurmontable menant à des comportements irrationnels, comme le fait (dans le cas du Covid-19) de se ruer sur des masques, du papier hygiénique ou du cassoulet en boîte. Cette image est présente aujourd'hui dans les médias et dans les discours politiques : on nous dit qu'il faut absolument
éviter la "panique" et on analyse les comportements de stockage, d'achat de masques, d'évitement de personnes "suspectes" dans des lieux publics comme révélateurs d'un tel phénomène.
Cette vision des choses se fonde en partie sur l'idée qu'en groupe, les individus ne sont plus aussi rationnels que s'ils étaient seuls. C'est une idée qui a été formalisée par le psychologue/sociologue français Gustave Le Bon (1841-1931). Dans sa "psychologie des foules" (1895), encore un best-seller aujourd'hui, ce dernier postulait qu'une fois en groupe, les individus perdaient la capacité à se contrôler individuellement. La personnalité individuelle de chacun s'évanouirait, pour laisser la place à des pulsions incontrôlables (une idée qui plaira beaucoup à
Sigmund Freud). Seule la présence d'un meneur permettrait de canaliser le comportement de la foule qui se soumet béatement à lui. Sans celui-ci, chacun serait animé par des passions individuelles, souvent égoïstes, immorales ou/e agressives, donnant lieu à un chaos généralisé (remarquons que l'intérêt de Le Bon, un conservateur, pour cette problématique était guidé par la volonté de contrôler les masses prolétariennes qui avaient fait chanceler la République lors de la Commune de Paris).
Gustave Le Bon
Cette idée d'une masse décérébrée vous dit quelque chose? Elle a pourtant été
largement battue en brèche par les recherches menées depuis de nombreuses années en psychologie sociale. Contrairement à ce qu'on pourrait supposer, des comportements désordonnés, irrationnels, une capacité de discernement débordée par des émotions collectives ne sont nullement la norme en situation d'urgence. Au contraire, des
études menées, par exemple, lors de catastrophes naturelles ou d'attaques terroristes, montrent que les personnes affectées cherchent souvent à développer collectivement des stratégies permettant d'aider les plus vulnérables. Exemple parmi d'autres : le 11/09/2001, les travailleurs du World Trade Center ne se sont pas rués de façon désordonnée dans les escaliers de bâtiment mais ont cherché
à coopérer et à se soutenir mutuellement. Bref, les gens sont souvent plus rationnels que l'on pourrait le croire lorsqu'on lit Le Bon. Cette rationalité ne se fait pas en dépit de l'appartenance à un groupe (comme le suggère Le Bon) mais, au contraire, parce que dans ce type de situation, les victimes tendent à s'identifier profondément au groupe placé dans une telle situation (rien de tel qu'un "destin commun" comme celui d'une catastrophe, par exemple, pour forger une identité de groupe!). Ils développent alors souvent des stratégies de coopération destinées à favoriser le bien-être du groupe dans son ensemble. Les collectifs ont une étonnante capacité à s'auto-organiser pour faire face au danger et se montrer efficaces! Il se développe donc une véritable "résilience collective". Si, bien sûr, des comportements plus individualistes ou égoïstes sont possibles (une connaissance me racontait par exemple, avoir croisé une personne ayant dévalisé des magasins en masques pour les revendre à bon prix), ils ne sont nullement la norme.
Naturellement, le coronavirus ne pose pas exactement le même type de défis qu'une catastrophe naturelle ou une attaque terroriste mais il serait dommage de ne pas tirer les leçons de ces travaux en ne faisant pas confiance à la capacité des gens à coopérer pour faire face au danger (notamment en aidant les plus faibles).
Les mythes selon lesquels, en situation d'urgence, le public va succomber à une panique généralisée d'une part et que cela va se traduire par un désordre civil d'autre part, peuvent en effet engendrer des conséquences néfastes sur les politiques mises en oeuvre pour y faire face. Par exemple, cela peut mener à favoriser des politiques hyper centralisées qui ne laissent aucune autonomie à la population ou des stratégies de dissimulation de l'information (de peur de faire "paniquer"). Ces politiques sont souvent
contre-productives car elles invitent à cultiver une défiance entre les responsables d'une part et le public d'autre part. Or, la confiance est absolument indispensable pour faire face à une urgence (comme une pandémie).
Des
études de John Drury et ses collègues montrent que les membres des forces de l'ordre et les professionnels de la sécurité civile britannique adhèrent à ces mythes. C'est très certainement encore plus le cas en France, où les politiques de maintien de l'ordre
sont encore inspirées par Le Bon (la Grande-Bretagne étant souvent montrée en exemple pour ses progrès dans ce domaine). Une formation en psychologie sociale ne serait donc pas nécessairement inutile!
Comme le fait remarquer le chercheur britannique
Clifford Stott, les comportements de stockage ne sont nullement le reflet d'une panique. Ils reflètent au contraire une stratégie rationnelle guidée (à tort ou à raison) par la perspective que des produits de première nécessité ne soient plus en stock suffisant en raison de l'épidémie (c'est peut-être stupide mais ce n'est pas de la panique).
En abusant du mot "panique", attention, donc, à ne pas propager des mythes potentiellement contre-productifs...
PS: Pour un éclairage complémentaire sur la "pensée sociale", je vous encourage à lire ci-dessous le commentaire de Patrick Rateau, professeur de psychologie sociale à l'Université de Nîmes et grand spécialiste de ce sujet (voir notamment, le livre qu'il a co-dirigé sur les
peurs collectives).