dimanche 22 novembre 2020

Psychologie sociale du coronavirus (épisode 19): Ne dites pas "anti-vax" mais "hésitants vaccinaux"


Alors que se précise la perspective d’un vaccin anti-Covid19, on s’inquiète – légitimement – de la disposition de la population à se faire vacciner (le vaccin ne sera pas obligatoire),  notamment lorsqu’on lit des sondages comme celui-ci, suggérant qu’une proportion importante de la population ne souhaite pas se faire vacciner. Il est tentant de désigner les personnes qui refuseraient de se faire vacciner comme des « antivax » et de voir leurs réponses comme reflétant l’influence d’un mouvement « anti-vaccins », qui en serait responsable. On voit du reste souvent dans les médias des titres alarmistes sur les dangers que fait peser le mouvement antivax sur la santé publique (comme ici, par exemple) 

Avant de poursuivre, notons qu’il est bien tentant, dans une période de crise et d’inquiétude sanitaire comme la nôtre de stigmatiser les «méchants » qui menaceraient la santé publique. Cela nous permet de paraître, à bon compte, pour vertueux, solidaires et responsables. Si je suis le premier à reconnaître les dangers de discours complotistes, je dois également admettre que ceux qu’on désigne comme tels sont des boucs émissaires bien commodes. 

Stigmatiser les antivax nous confronte à deux écueils. Premièrement, la plupart des gens qui ne souhaitent pas se faire vacciner n’ont pas une opposition de principe à la  vaccination. Leurs réticences concernent souvent un vaccin spécifique. Par exemple, pour la COVID-19, les réticences pourraient s’expliquer par la crainte que le vaccin n’ait pas été suffisamment testé ou par la conviction que la maladie est, pour la plupart, bénigne 
 
Par ailleurs, ce sont souvent des personnes qui n’ont pas de position radicale sur ce thème. Elles hésitent. Traiter les réponses dichotomiques à une enquête comme le reflet d’une opinion arrêtée est une erreur. Les réponses de gens à des enquêtes ne reflètent pas nécessairement leur comportement face (par exemple ) à un médecin, qui pourra souvent vaincre les hésitations.  

Donc, les personnes qui ont ce genre de doutes ne sont pas toujours des adeptes de vastes théories du complot sur la collusion du « Big Pharma » avec les politiques et les médias (par exemple).  C'est pourquoi il est souvent plus approprié de parler d'hésitation vaccinale que d'anti-vax (un terme qui, très probablement, ne désigne qu'une minorité des personnes déclarant ne pas être prêtes à se faire vacciner dès qu'un vaccin anti-covid sera disponible). 

Il en va du même des mouvements qui s’opposent à la vaccination. Par exemple, dans le cadre de l’épidémie d’H1N1 en France (qui a donné lieu à une campagne de vaccination catastrophique – 8%, en dépit de moyens colossaux), les acteurs publics qui s’opposaient à la vaccination contre cette grippe provenaient d’horizons forts différents. Certains s’étaient battus contre toutes formes de vaccination depuis de longues années mais pour d’autres ce combat s’ancrait dans un mouvement plus large (par exemple de nature écologiste ou ancré dans les médecines douces). Certains étaient même globalement favorables à la vaccination. Désigner les personnes qui ne souhaitent pas se faire vacciner comme des « antivax », en les assimilant à des complotistes jugés irrationnels, est donc la meilleure façon de polariser l’opinion de ces personnes. Et de même, rien de tel pour fédérer différents mouvements hostiles à un vaccin que de les assimiler à une même mouvance « antivax ».  Comme souvent en sciences sociales, la nuance est non seulement  une exigence intellectuelle mais elle a une valeur pragmatique. 
 
Sur ce sujet, je conseille vivement les articles du sociologue Jeremy Ward et notamment celui-ci. Ce billet lui doit beaucoup.  

 

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Episodes précédents: 



mardi 17 novembre 2020

Psychologie sociale du coronavirus (Episode 18): Comment répondre à une·e ami·e ou un membre de votre famille séduit·e par "Hold-Up"? (ou par une théorie du complot)

Comment répondre à un·e de vos ami·es ou membre de votre famille qui vante les mérites du film Hold-Up, documentaire complotiste sur la gestion de la pandémie Covid-19? C'est une question qui m'est souvent adressée ces derniers jours et à laquelle j'ai essayé de répondre sur twitter. Vu l'intérêt suscité par ce fil, je le reproduit et le développe ici. Voici quelques idées (même si leur efficacité dépend de la personne à qui on s'adresse, bien sûr) .  


Premièrement, je suppose ici que votre objectif est d'amener cette personne à se montrer sceptique par rapport au film. Vous souhaitez aussi si possible rester en bons termes avec elle! Je signale aussi que, si la personne en question est fortement impliquée dans des groupes "complotistes" et ait développé une identité forte par rapport à ces questions, il y a peu d'espoir qu'un échange s'avère fructueux. Dans ce cas, je pense préférable de changer de sujet! Le type de dialogue que je propose est plus susceptible de présenter un intérêt avec des personnes qui sont interpellées par le discours véhiculé par ce type de documentaire sans pour autant y adhérer de façon inconditionnelle. 


Ces préalables étant posés, voici quelques petites choses qu'il ne me semble PAS judicieux de faire : 


1. Accuser la personne de complotisme

2. Lui envoyer d'emblée un lien démontant le film en qualifiant celui-ci de votre nom d'oiseau préféré.


Bref, "Don't be a dick!" ('ne soyez-pas un enfoiré") comme dit le sceptique Phil Plait dans cette vidéo


Alors, que faut-il faire? 


1. Regarder le film...Je sais, ça dure 2h40 et ça peut être pénible... mais tout ce qui suit perd dangereusement de sa crédibilité si vous ne vous soumettez pas à ce qui peut faire figure de supplice. Il est facile à trouver...


2. Dans la mesure du possible, organisez-vous pour pouvoir échanger de vive voix. L'écrit facilite la polarisation du discours et les malentendus, qui peuvent être immédiatement résolus oralement (je pense n'avoir jamais vu un différend se régler sur Facebook ou twitter par exemple). 


3.Commencez par créer un terrain d'entente commun en reconnaissant que la pandémie n'a pas toujours été bien gérée et qu'on peut s'interroger sur les motivations et la compétence de certains acteurs de cette gestion. De même, si, vous aussi, vous n'avez pas une confiance totale en certains acteurs de l'industrie pharmaceutique, n'hésitez pas à le faire savoir. L'adhésion à une théorie du complot répond souvent à un sentiment d'incertitude, d'anxiété, voire de détresse. Il importe de reconnaître ce ressenti, voire de le partager, s'il correspond au vôtre. Souvent, cette étape est même plus importante que toute tentative de répondre rationnellement aux arguments de la personne concernée. 


4. Le documentaire repose sur ce que le sociologue Gérald Bronner appelle un mille-feuilles argumentatif (un ensemble d'arguments faibles qui collectivement donnent l'impression que "tout ne peut pas être faux"), demandez-leur de sélectionner le fait ou l'argument qui les convainc le plus et pourquoi. Partagez votre opinion sur celui-ci (ou admettez votre ignorance) et décortiquez ensemble les sources correspondantes.) Le documentaire suppose que des intérêts financiers expliquent la gestion désastreuse de la pandémie et le travestissement de la vérité à son sujet. Demandez-leur de se renseigner sur les revenus générés par le documentaire (voir le fil twitter de Tristan Mendès-France à ce sujet) et d'expliquer pourquoi il n'en serait pas ainsi pour les producteurs du documentaire également. 


5. Pour faire part de vos impressions sur le documentaire: faites-savoir que vous avez entendu des choses bien différentes. EXPLICITEZ CES CHOSES et n'affirmez pas de façon péremptoire que ce que vous avez entendu est la vérité vraie, l'idée est juste de faire réfléchir votre interlocuteur en lui proposant un récit différent.


6. Si vous partagez des liens vérifiant les affirmations faites dans le documentaire (comme celui-ci), ne les présentez pas comme une "vérité" mais demandez-leur de le lire attentivement et de faire savoir ce qu'ils en pensent.S'ils le disqualifient dans leur ensemble (parce que, par exemple, le média est financé par telle ou telle multinationale ou milliardaire), je suggérerais de discuter d'un point particulier du "démontage" & de voir si d'autres sources, plus dignes de confiance, le corroborent.


7. Cette démarche peut, dans le meilleur des cas, montrer qu'on ne croit pas à la thèse du documentaire parce que les arguments qu'il défend sont convaincants et nous révèlent une vérité jusque-là insoupçonnée mais parce qu'ils confortent des convictions que nous avions préalablement.


Cela permettra alors de conclure que le désaccord porte moins sur des faits objectifs que sur un ressenti différent par rapport à la gestion de cette pandémie. L'adhésion à ce type de théorie ne repose pas nécessairement sur une motivation à l'exactitude mais vise à conforter son vécu ou une conviction profondément ancrée et qui organise notre rapport au monde. Souvent, pour les personnes adhérant à des "théories du complot", le complot exprime une vérité plus profonde que les faits qui l'étayent. Montrer que tel ou tel fait étayant le complot est "faux" ne remet pas en cause la conviction, fermement ancrée, que "les élites nous manipulent" ou "nous cachent plein de choses pour s'en mettre plein les poches". Reconnaître et accepter cela est déjà un pas en avant. 



Sources:


Les idées proposées ici sont inspirées notamment d'interventions de collègues comme Sylvain Delouvée, Vincent Yzerbyt et Nathan Uyttendaele ainsi que de recherches (résumées ici)



Episodes précédents: 


 






vendredi 6 novembre 2020

Psychologie sociale du Coronavirus (épisode 17): Pourquoi tant de gens n'adhèrent-il·elles pas aux mesures anti-COVID?

J'ai été récemment interviewé sur le complotisme lié à l'épidémie de Covid-19 pour l'émission "On n'est pas des pigeons" (RTBF). J'avais longuement préparé mes réponses...et j'ai constaté que mon intervention avait été coupée au montage. L'émission est disponible ici et est très bien (même s'il ne reste que quelques bribes de mon intervention!). 

Pour ceux et celles que cela intéresse (apparemment, il y en a certain·es), voici ce que j'avais préparé (et dit en grande partie). La plupart de ces points sont développés dans d'autres billets de ce blog. 

- Peut-on expliquer la résurgence de la pandémie par un moins grand suivi des mesures chez l’ensemble des Belges ?


- Je ne suis pas épidémiologiste. Une chose toutefois est importante à prendre en compte : une augmentation moyenne des infections ne s’explique pas nécessairement par des changements de comportement dans la population. Elle peut s’expliquer par des changements dans des sous-groupes ou des « clusters » (par exemple le rôle de la rentrée universitaire). Il est donc possible que la plupart des Belges aient montré le même niveau d’adhésion aux mesures que précédemment et que malgré tout la diffusion du virus se soit envolée. 

- Ceci étant dit, on voit une chose intéressante dans le baromètre de l’université de Gand : suite à la conférence de presse du CNS le 23 septembre, il y a eu une baisse de la motivation à suivre les mesures (voir ci-dessous). Or, cela coïncide assez bien avec la reprise de la pandémie dont on voit les conséquences quelques semaines plus tard. Le message de l’assouplissement des mesures était clairement que la situation était sous contrôle et qu’on pouvait laisser la pression. 

- Par ailleurs, il importe de prendre en compte que la seconde vague est un phénomène européen et que les mesures prises en Belgique n'expliquent qu'une partie de l'évolution de la pandémie en Belgique. 
 
- Pourquoi voit-on de nombreuses personnes ne pas suivre les mesures ? 

J’aimerais souligner les éléments suivants (il y en a d'autres, mais je me centre ici sur des facteurs psychosociaux, c'est-à-dire lié à des appartenances collectives, et pas seulement intra-individuels): 

1. Sur base d’une des études les plus complète sur le sujet (menés au R-U), le principal facteur explicatif d' une adhésion prolongée aux mesures semble être la confiance en les autorités qui édictent ces mesures. Dans les études dont j'ai pu prendre connaissance, c’est la confiance en la compétence du gouvernement britannique qui était déterminante. C’est relativement normal : des mesures ne peuvent sembler légitimes que si ceux qui les édictent sont perçus comme compétents.  Or, les données dont on dispose aujourd’hui suggèrent que les niveaux de confiance dans le gouvernement fédéral sont assez faibles en Belgique. On peut supposer que différents « couacs » dans la gestion de la pandémie ont contribué à cela. 

2. Lorsque la confiance n’est pas là, on se retourne vers d’autres sources d’informations et ce d’autant plus que nous sommes dans une situation d’incertitude, anxiogène. C’est à ces moment-là qu’on recherche le plus des réponses. A cet égard, une multitude d’agents nous proposent des sources  proposent des interprétations alternatives de la situation actuelle. Parmi celles-ci, des experts et d’autres qui le sont moins. Il est difficile dans cet océan d’informations de savoir vers qui se tourner, d’autant plus que – comme c’est normal dans le domaine scientifique, les experts ne sont pas tous du même avis. Selon certains, les mesures sont beaucoup trop fortes et une approche plus « light » ferait l’affaire. Certaines perspectives virent carrément dans le complotisme en considérant que la pandémie ou les mesures qui les accompagnent ne constitueraient qu’un stratégème pour aliéner les masses ou s’enrichir. 

Certains de ces discours alternatifs sont souvent doux à nos oreilles. Parce qu’ils légitiment de pouvoir assouplir notre mode de vie fort contraint par ces mesures. Et c’est bien compréhensible : si mon gagne-pain est mis à mal par ces mesures, tout discours qui les remet en cause sera attirant. Par ailleurs, certains discours plus extrêmes sont valorisants à d’autres titres : en nous faisant passer pour des êtres éclairés et non pas des moutons suivant béatement le troupeau, en nous donnant un rôle d’acteur (« ne vous laissez pas faire », « protestez » affirment ainsi certains complotistes). Cette idée est développée dans ce billet-ci

3. Il importe de souligner que ces discours ne sont pas des « ovnis » isolés. Ils sont portés par des amis, des membres de notre famille, des connaissances, des associations, des groupes de pression ou simplement des communautés en ligne. Se ranger à ces discours, c’est aussi trouver du soutien social, être valorisé par d’autres, se sentir membre d’un groupe. Par exemple, sur internet, cela peut se traduire pas des likes, des demandes d’amitiés, etc. Très précieux quand le (pseudo)confinement nous isole !  

4. Ce type de phénomène est amplifié par les réseaux sociaux qui tendent d’une part à nous proposer des contenus qui confirment nos croyances, dès lors qu’ils correspondent à ce que l’on a regardé précédemment. Par ailleurs, les RS permettent à des gens qui partagent des attitudes communes de se retrouver, de se mettre en contact, et donc de renforcer leurs attitudes mutuellement. 

5. Enfin, il importe de bien prendre en compte que respecter les mesures implique des coûts importants et que le choix de s’y plier ou non dépend en partie de la façon dont on appréhende le calcul « coût-bénéfice ».  Imaginez la situation suivante : vous avez le choix entre deux possibilités :

- Soit voir un ami ou une amie pour qui vous savez que votre présence est importante, pour partager un chagrin, une joie. Vous êtes sûr que ce moment vous fera du bien à tous les deux. 
- Soit ne pas le voir en vous disant qu’il y a une possibilité que vous transmettiez le virus ou soyez infecté·e. Ceci par contre est peu probable. Même si c’est possible, une personne asymptomatique a peu de chances d’être porteuse du virus et contagieuse.

Vous devez donc choisir entre un bénéfice certain et un coût incertain (voir ce billet, où je développe cette idée). 

- C’est difficile dans ce type de situation de faire le « bon choix », au nom de protéger quelque chose d’aussi abstrait que « les gens à risque » ou « les hôpitaux ». A mon avis, ce simple calcul et cette différence entre la certitude d’un choix et l’incertitude d’un autre explique en grande partie le fait que de nombreuses personnes ne respectent pas les mesures. Pour faire face à cela : nécessaire de formuler ce choix non pas au niveau individuel mais au niveau collectif : qu’est-ce que ça nous coûte et non pas qu’est-ce que me coût que de réduire mes contacts ? Là, la balance penche beaucoup plus en faveur d’une réduction des contacts sociaux. Message important : l’opposition entre les intérêts individuels et collectifs est absurde ici. L’intérêt individuel passe par le collectif. 

6. Sentiment de victimisation collective : Certains groupes peuvent aussi se désolidariser des mesures parce qu’ils se sentent abandonnés ou laissés pour compte et ont le sentiment que leurs préoccupations sont niées. Chez certains jeunes, on a pu ainsi voir un discours du type (« ces mesures sont faites pour ennuyer les jeunes »), idem dans les banlieues en France (nous enfermer, ça permet au flics de mieux nous surveiller"). Ce type de ressenti peut être accentué par le sentiment que les mesures sont prises de façon « top down » sans réelle concertation avec le sous-groupe concerné. Par ailleurs, comme nous l'avons montré dans un article récent, le sentiment de victimisation collective favorise l'adhésion au complotisme (surtout chez les gens fort identifiés à leur communauté). Ce sentiment renforce l'appartenance à des groupes subordonnés. Or c'est l'identification à l'ensemble de la communauté qui permet de renforcer la solidarité (voir ce billet-ci à ce sujet). 

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