vendredi 11 mai 2012

L'engagement social reflète-t-il une forme d'égoïsme?

Source: Flickr

Aller manifester sous la pluie contre les mesures d'austérité. Pénétrer dans une centrale nucléaire pour promouvoir l'énergie verte. Détruire des champs d'OGM pour défendre l'agriculture biologique. Bloquer la route d'un tank chinois place Tien Anmen. Se suicider pour dénoncer la diminution des allocations de pension. Empêcher la tenue d'un sommet du G20 pour dénoncer les méfaits de la mondialisation. 

Voici différents comportements qui, bien que fort diversifiés, manifestent tous une forme d'engagement collectif. Tous impliquent de se dévouer à une cause qui dépasse l'intérêt individuel. Ce qui confère, à ceux qui les entreprennent une forme d'aura voire, parfois, la gloire de héros modernes. Même si ces comportements sont effectués par un individu isolé physiquement, cet individu est ancré au sein d'une collectivité, au nom duquel il agit et dont il attend un soutien. Ce pourquoi ces comportements relèvent de l'action collective. 

Les psychologues sociaux, les sociologues, et les politologues se sont penchés sur les déterminants de l'action collective depuis de longues années. S'engager dans de tels comportements implique, dirait-on, une forme de dépassement de l'intérêt individuel au profit de la collectivité. En ce sens, l'engagement collectif peut apparaître comme une forme d'altruisme. 


A l'appui de cette idée, les chercheurs en psychologie sociale citent souvent un résultat bien connu: s'engager d'un mouvement collectif est fonction du niveau d'identification au groupe concerné, c'est-à-dire du degré auxquels on se définit comme membre de ce groupe. Voilà qui est peu surprenant: Plus on s'identifie, plus on se mobilise. Mais pourquoi l'identification favorise-t-elle la mobilisation? 

La, ça devient plus compliqué. Mais on peut globalement retenir trois explications. Premièrement, on peut proposer que l'identification à un groupe nous rend davantage optimiste quant aux chances d'une action collective d'aboutir et donc, de nous motiver à nous y engager. Deuxièmement, s'identifier rend sensible aux injustices dont est victime son propre groupe (et donc aux moyens de les combattre). Troisièmement, ce sentiment d'appartenance nous pousse également à nous sentir moins comme un individu isolé que comme une des composantes d'une collectivité plus large, à nous "dépersonnaliser" au profit de la réalité collective. Si l'identité nous pousse à nous engager, ce serait donc (en partie) parce qu'elle nous permet d'oblitérer nos menus intérêts personnels au profit d'une cause qui les transcende. De nombreuses recherches en psychologie démontrent le rôle de ces trois facteurs (voir à cet égard, une très bel synthèse de Martijn Van Zomeren, Tom Postmes et Russell Spears de l'Université de Groningen, P.-B.). 

On peut toutefois poser l'argument opposé, sans doute moins populaire en psychologie sociale, selon lequel, l'engagement collectif reflète une forme d'égoïsme. En écrivant ceci, je pense à un film dont je ne retrouve plus le nom (lecteurs, merci d'avance), et dans lequel le héros (j'imagine Gérard Jugnot ou Michel Blanc) s'engage dans un mouvement social, auquel il ne croit nullement, dans le simple but de séduire l'élue de son coeur. L'engagement collectif peut également répondre à d'autres besoins:

- Reconnaissance individuelle: Etre reconnu par ses pairs comme une personne vertueuse. 
- Socialisation: Echapper à la solitude.   
- Intérêts matériels ou économiques:  De nombreux mouvements collectifs visent bien sûr à défendre les intérêts des catégories sociales qu'ils représentent. S'y engager permettrait donc, indirectement, de satisfaire ces intérêts.  
- Pouvoir: la participation à des mouvements collectifs permet d'accéder à certaines formes de pouvoir, voire peut constituer un tremplin vers une carrière politique.  

L'engagement collectif peut donc être moins désintéressé qu'il n'y paraît au premier abord. Linda Tropp et Amy Brown, alors au Boston College, se sont penchées sur cette question il y a quelques années (2004). Elles ont interrogé 161 bostoniennes sur leur motivation à s'engager dans des actions collectives visant à défendre le statut des femmes. Elles leur ont également demandé si elles s'étaient déjà engagées dans ce type d'action. Par ailleurs, elles ont évalué le degré auquel elles s'identifiaient aux femmes en général (par exemple, on leur demandait dans quelle la phrase "je ressens des liens fort avec les autres femmes"s'appliquait à elles personnellement). Tropp et Brown ont également évalué une motivation plus individuelle: "Participer à ce type de mouvement augmente mon estime de soi", "Participer à ce type de mouvement me donne le sentiment que je suis quelqu'un d'important", etc. 

De façon intéressante, l'article montre une corrélation entre chacune de ces deux variables (identification et motivation individuelle) et le fait de s'engager dans une action collective. Les deux approches: "égoïste" et "altruiste" semblent donc étayées par ces données. Toutefois, et c'est là tout l'intérêt de ces résultats, il apparaît que les motivations individuelles sont également une fonction de l'identification. En d'autres, termes, plus on s'identifie au groupe, plus la participation à ce type d'action contribue à satisfaire des motivations personnelles, qu'on pourrait qualifier d' "égoïstes". Dans l'étude de Tropp, c'était même parce qu'elle remplissait ces motivations individuelles que l'identification promouvait l'action collective. Lorsqu'on contrôlait statistiquement le degré auquel ces motivations individuelles étaient satisfaites, l'identification au groupe n'exerçait plus aucun effet sur l'engagement en faveur des femmes, comme s'il n'y avait plus de place pour des motivations plus collectives:

"plus on s'identifie à nos groupes d'appartenance, plus le fait de s'impliquer dans des activités qui promeuvent le bien-être du groupe devraient influencer notre sentiments à propos de nous-mêmes. Et plus ces activités rejaillissent favorablement sur notre image de nous, plus nous devrions persister à nous engager dans des actions collectives" (p. 269, notre traduction)

Si l'identification favorise l'action collective, ce n'est donc pas uniquement en promouvant une forme de désintéressement, c'est également parce qu'elle semble répondre à des motivations individuelles, comme un besoin de reconnaissance ou d'estime. On pourrait étendre ce raisonnement à d'autres motivations individuelles: par exemple, peut-on considérer celui qui cherche à satisfaire un "besoin de pouvoir" à travers l'engagement dans un mouvement collectif comme nécessairement cynique et peu préoccupé des intérêts du groupe? En l'occurrence, il est possible que ce besoin s'actualise d'autant plus que cette personne s'identifie fortement au groupe. Il est ainsi vraisemblable que cette personne sera plus aisément choisie comme représentante ou comme leader de ce groupe si elle s'y identifie que si ce n'est pas le cas. L'identification servira donc indirectement à satisfaire ce "besoin individuel". Mais peut-être permettra-t-elle également d'éveiller d'autres motivations, plus altruistes. Comme nous l'avons vu, l'identification peut en effet exercer une multitude d'influences. Il est possible, en dépit de ce que montre l'étude de Tropp (qui reste malgré tout limitée par la taille de son échantillon et le contexte très spécifique dans lequel elle a été menée), que différentes motivations altruistes ou plus égoïstes coexistent pour promouvoir l'action collective.
source: flickr

C'est du reste ce que montrent les travaux sur le bénévolat vis-à-vis de personnes atteintes du virus du SIDA menés par Mark Snyder et ses collègues de l'université du Minnesota. Dans plusieurs études, ils constatent que les personnes qui s'engagent dans ce type d'activité sont certes guidées par des motivations relativement égocentriques (promouvoir leur estime de soi, évoluer personnellement) mais que celles-ci coexistent avec d'autres motivations beaucoup plus altruistes centrées sur leurs valeurs, leur sentiment d'obligation envers leur communauté ou encore la compréhension d'autrui. Bien sûr, chacune de ces motivations peut prendre un poids plus ou moins important selon l'identité, la personnalité ou l'histoire personnelle de chaque bénévole. Un des enjeux les plus complexes du bénévolat réside dans le fait que de nombreux bénévoles abandonnent vite leur engagement. Mark Snyder et ses collègues ont suivi des bénévoles pendant plusieurs années. Le degré auquel ces volontaires persistent dépend de la réponse à la question suivante: les motivations qui les avaient poussés initialement à s'engager sont-elles remplies? Par exemple, si un bénévole était particulièrement guidé par des motivations liées à son estime de soi, il est susceptible de continuer à s'engager si cette motivation est satisfaite. Ceci peut aboutir à un paradoxe du point de vue moral: ceux qui sont guidés par les motivations les plus égoïstes sont parfois plus susceptibles de persister dans leur engagement que ceux qui sont motivés par des considérations plus altruiste si les motivations des premiers sont mieux satisfaites que celles des seconds.

En tout état de cause, ces travaux montrent qu'il serait fallacieux d'opérer une équivalence entre, d'une part, les motivations individuelles et l'égoïsme et d'autre part, les motivations collectives et la générosité. Les deux types de motivations semblent au contraire souvent opérer de concert. 

Références
  • Snyder, M. & Omoto, M. (1992). Volunteerism and society's response to the HIV epidemic. Current Directions in Psychological Science, 1, 113-116. 
  • Tropp, L.C. & Brown, A.C. (2004). What Benefits the Group Can Also Benefit the Individual: Group-Enhancing and Individual-Enhancing Motives for Collective Action, Group Processes and Intergroup Relations, 7, 267-282.  
  • Van Zomeren, M., Postmes, T., & Spears, R. (2008). Toward an integrative social identity model of collective action: A quantitative research synthesis of three socio-psychological perspectives. Psychological Bulletin, 134, 504-538à

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