Source: The Guardian
Peu après l'annonce du décès d'Oussama Ben Laden par un commando de l'armée américaine à Abbotabad (Pakistan), deux types de théories ont rapidement fleuri. L'une affirme que Ben Laden était déjà mort au moment de cette intervention (il serait décédé en 2000, voire avant). Une autre affirme qu'il est toujours vivant (détenu par la CIA, ou encore en liberté,...). Ces théories sont alimentées par le comportement de l'administration Obama (qui affirme avoir jeté le corps en mer et a refusé de diffuser des photos de celui-ci).
L'émergence de "théories du complot" (en l'occurrence organisée par le gouvernement américain) suite à des événements publics est un phénomène bien connu. Une théorie du complot attribue à des individus ou une organisation un plan d'action concerté visant à accomplir un objectif (généralement funeste). Si elles sont souvent fantaisistes, certaines théories du complot s'avèrent authentiques (pensons au scandale du Watergate, par exemple).
Ces théories m'intéressent particulièrement en tant que révélateur de la rationalité humaine. Ceux qui dénoncent les théories du complot (c'est-à-dire la plupart d'entre nous) se présentent souvent comme des apôtres de la rationalité face aux "délires" paranoïdes des complotistes. Et pourtant, nous tendons souvent à sous-estimer notre vulnérabilité à ces théories. Des travaux de Karen Douglas et Robbie Sutton (2008) montrent ainsi que nous commettons l'erreur de nous croire moins influencés que "les autres" par les théories du complot, comme si nous étions plus "rationnels" qu'autrui.
Croire aux théories du complot semble souvent constituer un défi à la logique. Les "théoriciens du complot" doivent souvent mettre en avant une vaste arsenal d'hypothèses périphériques pour que leurs théories tiennent la route:
Ainsi, si Ben Laden était déjà mort, il faudrait expliquer ses apparitions de Ben Laden depuis 2000. Pour en rendre compte, il est nécessaire d'invoquer des mises en scène relativement complexes. Par exemple, que ces vidéos ont été fabriquées par les Américains. C'est l'idée développée par le Prof. Dave Griffin. De même, comment expliquer que G.W. Bush n'ait pas exploité sa mort politiquement? Il faut à nouveau invoquer une hypothèse ad hoc pour expliquer ceci (du type, "La CIA n'avait pas informé le Président de ce décès").
Souvent, les théories du complot manquent donc de "parcimonie": elles se doivent d'invoquer des hypothèses périphériques non testables. Elles ressemblent en ce sens aux arguments créationnistes du type "Dieu a déposé des fossiles pour tester notre foi".
Sont-elles rationnelles pour autant?
Selon le psychologue cognitif Zoltan Dienes, on peut proposer deux définitions de la rationalité:
- Avoir une justification suffisante par rapport à ses croyances.
- Avoir soumis ses croyances à la critique.
A la lumière de ces définitions, on peut envisager les théories du complot comme des constructions théoriques rationnelles même si c'est une "hyper"rationalité, qui n'en finit pas de construire de nouvelles hypothèses pour faire face à la critique. Nicolas Van der Linden et moi-même avons développé cet argument dans un chapitre de l'ouvrage dirigé par Emmanuelle Danblon et Loïc Nicolas, Les Rhétoriques de la Conspiration.
Les théories du complot offrent toutefois un autre défi intéressant à la logique. Selon le principe de non contradiction, un fait et son contraire ne peuvent pas être simultanément vrais. Aristote l'a formulé il y a quelques millénaires:
« Il est impossible qu’un même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps et sous le même rapport à une même chose » (Aristote, Métaphysique, livre Gamma, chap. 3).
Ce principe est un des fondements de la science moderne. Lorsqu'on examine les théories du complot, celles-ci se contredisent souvent. Par exemple, selon une théorie, les attentats du 11 septembre seraient l'oeuvre du Mossad, selon une autre, du gouvernement américain. Selon une théorie du complot, Oussama Ben Laden serait mort depuis longtemps alors que pour une autre, il est toujours vivant. En toute logique, croire à l'une implique nécessairement de ne pas croire à l' autre. C'est la question qu'ont examinée Michael Wood, Karen Douglas et Robbie Sutton de l'Université de Kent dans un article récent. Or, que constatent-ils? On observe une corrélation positive entre la croyance à des théories du complot antagonistes. Par exemple, les gens qui pensent que Lady Diana a été tuée par les services secrets britanniques sont également plus susceptibles de croire qu'elle a été assassinée par les ennemis de sa belle-famille. Les gens qui pensent que Ben Laden était mort avant l'intervention américaine sont également plus susceptibles de croire qu'il est encore vivant aujourd'hui que ceux qui n'y croient pas. Ici, l'adhésion aux théories du complot défie un des fondements de la rationalité: la logique aristotélicienne.
Comment peut-on expliquer de telles contradictions? Faut-il encore évoquer l'irrationalité profonde des "fans" des théories du complot? Selon Wood et ses collègues, il faut trouver la réponse à cette question dans l'existence d'une forme de "mentalité conspiratrice". Adhérer à une théorie du complot, c'est avant tout rejeter le discours officiel:
"Toutes ces théories sont en accord avec une vision de l'autorité comme fondamentalement trompeuse. Cette dernière est étayée par ces théories jusqu'à devenir une conviction solide. Quand une nouvelle théorie du complot apparaît, elle semble d'emblée plus crédible parce qu'elle est en accord avec cette croyance en une autorité mensongère et en désaccord avec le récit officiel. De telles "méta-croyances" peuvent faire l'objet d'un degré de conviction tel que toute théorie du complot qui s'oppose au récit officiel fera l'objet d'une certaine adhésion pour ceux qui s'inscrivent dans une vision conspiratrice du monde. En d'autres termes, (...), l"ennemi de mon ennemi est mon ami"" (ma traduction).
A l'appui de cette hypothèse, les auteurs ont évalué la croyance selon laquelle "les comportements des autorités américaines montrent qu'elles cherchent à dissimuler de l'information". Lorsqu'on contrôlait statistiquement cette croyance, la corrélation entre l'adhésion aux deux théories du complot (Ben Laden est mort vs. Il est vivant) disparaissait. Plus simplement, plus on se méfie des autorités américaines, plus on adhère aux deux théories contradictoires.
Faut-il en conclure que, finalement, les personnes qui croient aux théories du complot sont donc bien irrationnelles?
Je n'en suis pas sûr. Prenons pour exemple une activité rationnelle "par excellence": la science, la "vraie" (c'est-à-dire pas la psychologie :=) ). Est-ce que l'avancement des sciences repose sur l'adhésion à une hypothèse à l'exclusion de toutes les autres? Ou peut-elle, au contraire, se fonder sur une adhésion à différentes théories (incompatibles) comme potentiellement plausibles (ce qui se traduirait par une corrélation entre les croyances aux deux théories) ? Répondre oui à la première question revient à envisager les scientifiques comme guidés par une seule idée ou hypothèse concernant l'univers et cherchant à la tester de façon purement confirmatoire. La seconde suppose qu'un scientifique peut être dans un état d'incertitude et chercher à départager deux théories auxquelles il accorde un certain degré de vraisemblance. Cette seconde approche semble plus plausible et fidèle à la façon dont s'articule la démarche scientifique (c'est la thèse d'un auteur comme Paul Thagard). Ainsi, lorsqu'une théorie dominante tient le haut du pavé (par exemple, l'hypothèse d'Alvarez selon laquelle les dinosaures ont disparu suite au choc d'un astéroïde) et qu'on a des raisons de douter de sa validité, ce doute peut faire office de "méta-croyance" et alimenter l'adhésion en deux théories alternatives (par exemple, éruption d'un volcan vs. refroidissement climatique), même incompatibles.
A ce stade, on peut critiquer les théories du complot pour beaucoup de raisons (elles alimentent le racisme, la paranoïa, la peur, le fondamentalisme,...) mais sans doute pas pour un manque de rationalité.
Plus globalement, l'étude de l'adhésion aux théories du complot nous montre que logique et rationalité ne vont pas nécessairement de pair. Ce qui est rationnel n'est pas forcément logique. Et celui qui se refuserait à entretenir la possibilité d'adhérer à des visions antagonistes du monde n'est sans doute pas rationnel.
PS: sur ce sujet, voir aussi mon billet "Pourquoi nier une rumeur ne sert souvent à rien"
Plus globalement, l'étude de l'adhésion aux théories du complot nous montre que logique et rationalité ne vont pas nécessairement de pair. Ce qui est rationnel n'est pas forcément logique. Et celui qui se refuserait à entretenir la possibilité d'adhérer à des visions antagonistes du monde n'est sans doute pas rationnel.
PS: sur ce sujet, voir aussi mon billet "Pourquoi nier une rumeur ne sert souvent à rien"
Sources:
- Dienes, Z. (2011). Bayesian Versus Orthodox Statistics: Which Side Are You On? Perspectives on Psychological Science, 6, 274-290. doi: 10.1177/1745691611406920
- Klein, O. & Van Der Linden, N. (2010). Lorsque la cognition sociale devient paranoïde ou les aléas du scepticisme face aux théories du complot. In Emmanuelle Danblon & Loïc Nicolas (Eds.), Les rhétoriques de la conspiration : Représentations, doxa, indices. Paris: CNRS Alpha.
- Wood, M. J., Douglas, K. M., & Sutton, R. M. (2012). Dead and Alive: Beliefs in Contradictory Conspiracy Theories. Social Psychological and Personality Science. doi: 10.1177/1948550611434786
- Douglas, K. M., & Sutton, R. M. (2008). The hidden impact of conspiracy theories: Perceived and actual influence of theories surrounding the death of Princess Diana. The Journal of social psychology, 148, 210-222.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire