mercredi 3 septembre 2014

Le multiculturalisme, une passion française qui s'ignore


 Les lieux communs sur l'immigration sont légion (sinon ils ne seraient pas communs, me direz-vous). En voici un: les Français sont de grands adeptes de l'assimilation des migrants alors que les Anglo-Saxons favorisent le multiculturalisme. Pour les Français donc, les immigrés devraient abandonner leur culture d'origine et se muer en descendants d'Astérix. Ce serait là l'une des fonctions de l'école de la République. Et, dans notre imaginaire, défilent les noms de tous ces produits de "l'école républicaine":  dans des registres très divers  Zola, Aznavour, Finkielkraut, Sarkozy, Valls, ... 

En revanche, chez les Anglo-Saxons, on favoriserait une intégration qui respecte les différences culturelles. L'idéal serait une sorte de "melting pot" au sein duquel coexisteraient différentes cultures sans que cette diversité n'empêche une identification à la nation.

Et, certes, il faut reconnaître que ces différences correspondent à des politiques distinctes en matière d'immigration: en France, les politiques d'assimilation ont été favorisées aux dépens du multiculturalisme qui, en revanche, fait figure de politique officielle au Canada.

On peut toutefois se demander si, derrière ces modèles d'acculturation se dissimulent de véritables préférences de la part des citoyens de ces différents pays pour l'un ou l'autre modèle. 

Ainsi, les Français sont-ils véritablement des adeptes de l'assimilation? Rejettent-ils véritablement le multiculturalisme? C'est à cette question qu'ont essayé de répondre Serge Guimond, Michel Streith et Elodie Roebroeck de l'Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand dans un article à paraître dans la revue scientifique "Informations sur les sciences sociales". Ceux-ci ont interrogé un échantillon représentatif de 1001 Français en février 2011. Ils leur ont demandé d'exprimer leur degré d'accord avec des propositions favorables à l'assimilation ou favorables au multiculturalisme. Que constate-t-on? Contrairement à ce qu'on pourrait attendre sur base d'une connaissance de la politique française d'immigration, on observe une préférence importante pour le multiculturalisme.  Par exemple, 26% sont en accord et 73% en désaccord avec la proposition "assimilationniste" suivante: "Les Immigrés devraient abandonner leur culture d'origine pour la culture française". En revanche, 92% expriment leur accord avec l'affirmation "Les Immigrés devraient garder leur culture d'origine en s'adaptant à la culture française", une proposition clairement favorable au multiculturalisme.

Guimond et ses collègues ont également demandé aux sondés de se prononcer quant à leur perception de l'attitude dominante en France par rapport à ces deux modèles d'acculturation. Là, on observe une configuration fort différente: par exemple, 51% des sondés expriment leur accord avec la proposition  "La plupart des Français pensent que les Immigrés devraient abandonner leur culture d'origine pour la culture française" et 77% se disent d'accord avec l'idée que "la plupart des gens pensent que les immigrés devraient garder leur culture d'origine tout en s'adaptant à la culture française." En d'autres termes, les Français croient que leurs compatriotes sont beaucoup plus favorables à l'assimilation qu'ils ne le sont vraiment. Ils sous-estiment également (mais plus légèrement) le degré d'adhésion des Français au multiculturalisme. En combinant les scores aux différentes questions mesurant chacune de ces deux attitudes, les auteurs constatent que les sondés perçoivent les Français comme plus favorables à l'assimilation qu'au multiculturalisme alors qu'eux-mêmes déclarent épouser les préférences inverses (cf. la figure ci-dessous).

 Cet écart entre les préférences des membres d'un groupe et les préférences qu'ils attribuent à leur groupe (la norme perçue) est un phénomène bien connu en psychologie sociale, que j'ai déjà évoqué dans un billet précédent: l'ignorance plurielle. L'exemple par excellence de ce phénomène réside dans l'observation faite aux USA qu'en moyenne, les étudiants universitaires ne sont pas de grands amateurs d'alcool mais croient pourtant que leurs congénères le sont.

L'une des causes de ce phénomène peut résider dans la capacité des minorités qui revendiquent des positions plus extrêmes à se faire entendre: ce sont souvent les plus radicaux qui crient le plus fort. Plus attachés à leur message, ils arrivent parfois à s'accaparer le débat public face à une majorité plus modérée mais moins identifiée à ses positions. Le débat sur la mariage pour tous constitue une illustration de ce phénomène, fort bien décrit par Gérard Bronner dans son livre "la démocratie des crédules" (cf. mon billet  à ce sujet). Du reste, selon Guimond et ses collègues, les apôtres de l'assimilationnisme se sont montrés beaucoup plus bruyants que les défenseurs du multiculturalisme.  On se souvient à cet égard des discours de Nicolas Sarkozy à ce sujet.

L'ignorance plurielle présente des risques bien clairs: croire que la norme est favorable à l'assimilation peut avoir pour conséquence de s'y conformer de peur, par exemple, de sanctions sociales ou, au contraire, dans l'espoir d'être davantage reconnu ou valorisé par son groupe.  Ainsi, guidés par la croyance que la consommation d'alcool est la "norme" dans leur groupe, les étudiants boiront peut-être davantage qu'ils ne le souhaitent. De même, une figure politique pourra se garder de défendre des orientations multiculturelles de peur de s'aliéner son électorat. Cette peur, si l'on en croit les résultats de Guimond et ses collaborateurs, est infondée, si ce n'est pour les électeurs du Front National qui, comme on peut s'y attendre, professent une préférence pour l'assimilation (alors qu'ils ne se distinguent pas des autres participants quant à leur perception des préférences des Français). 

C'est là que se dissimule le péril de l'ignorance plurielle: elle favorise des pratiques (comme le silence) qui promeuvent ce qu'on croit être la norme, au détriment de nos convictions, contribuant par là-même à en faire une véritable norme. La plupart des Allemands n'étaient pas antisémites en 1933, fait remarquer l'éminent historien américain Christopher Browning...

Références

Browning, C. (1992). Des hommes ordinaires. Le 101ème bataillon de réserve et la solution finale en Pologne. Paris: Payot. 
Guimond, S., Streith, M., & Roebroeck, E. (sous presse). Les représentations du multiculturalisme en France: Décalage singulier entre l'individuel et le collectif. Informations sur les Sciences Sociales

1 commentaire:

Unknown a dit…

Bonjour Olivier,

Les chercheurs ont-ils aussi mesuré les "sentiments" identitaires des répondants ?
La société actuelle est de facto multiculturelle (n'en déplaise aux caciques du FN et cie), les gens s'en accommodent la plupart du temps très bien... et j'ai l'impression qu'il est psychologiquement plus confortable de pouvoir identifier l'Autre (et ses différences) - pour autant que celui-ci respecte un modus vivendi "acceptable" dans la sphère publique - que de réaliser que l'Autre est parmi nous (mais fondu dans la masse, assimilé). Nos penchant xénophobes naturels font que, quelque part, dans une certaine mesure, la différence rassure (nous c'est nous, les autres c'est les autres), mais la "mêmitude" brouille les pistes et donne des sueurs froides identitaires.
L'idéologie politique de l'assimilation se vendait bien à une époque où l'Autre était ultra-minoritaire, sa présence anecdotique, sa visibilité circonscrite. Dans ce cadre, elle rencontrait les besoins identitaires de la population majoritaire. A l'heure actuelle où les minorités font partie intégrante du territoire, l'assimilation devient absurde voire peut-être vécue comme dangereuse d'un point de vue individuel:"qu'est-ce qui me dit que c'est pas moi-nous qui risquons de nous faire assimiler ?" (et cf fantasmes démographiques de l'extrême-droite voyant la nation noyée par les flots d'immigrés etc).
La solution multiculturelle devient alors la plus évidente (chacun reste avec ses différences mais adapte son mode de vie pour permettre le "vivre ensemble"), la plus rassurante et la moins coûteuse cognitivement pour l'individu (pas besoin de repenser notre identité 'nationale' sous une forme nouvelle, on reste comme on est, l'Autre en fait de même).
Mais s'agissant du discours collectif, ce sont les normes stéréotypées passées qui sont encore les plus saillantes.