jeudi 26 janvier 2012

La personnalité raciste existe-t-elle?

Source: Pessin, Le Monde, 21 juin 2003


Le quotidien La Libre faisait récemment écho d'une étude montrant que l'antisémitisme refaisait surface en Allemagne. Ces résultats corroborent un sondage effectué par le Pew research center dans des échantillons représentatifs de 7 pays (dont 5 européens). Comme on peut le constater ci-dessous, une augmentation des attitudes défavorables aux juifs semble être à l'oeuvre entre 2004 et 2008 dans tous les pays étudiés, à l'exception des USA et de la Grande-Bretagne. En Allemagne, on atteint une estimation de +/- 25%. La question exacte posée aux sondés est-la suivante: "Dites-nous si vous avez une attitude très favorable, plutôt favorable, plutôt défavorable ou très défavorable vis-à-vis des Juifs?"




Source: Pew Research Center


Remarquele pourcentage de 46% d'opinions favorables ou très défavorables exprimés par les Espagnols  est particulièrement frappant - le sondage a été effectué entre mars et avril 2008 par téléphone, à l'époque où la crise frappait l'Espagne. Je suis peu familier avec l'opinion publique espagnole mais est-il possible que les "banquiers juifs" aient été stigmatisés comme partiellement responsables de cette crise? Si des lecteurs espagnols ont un avis là-dessus, merci de m'en faire part dans les commentaires de ce blog. 

 On peut voir l'antisémitisme comme un courant d'opinion qui évolue au gré des circonstances sociales, politiques et/ou économiques. Par exemple, en période de crise économique, on sait que que les juifs font souvent figure de bouc émissaire. S'il en est ainsi, on peut se demander quelle est la place d'une "psychologie" de l'antisémitisme. Les fluctuations de l'antisémitisme semblent en effet suggérer qu'il ne s'agit pas là d'un phénomène dont il faut chercher les sources dans la tête des individus mais bien dans des facteurs sociaux, économiques, politiques, plus généraux. 

Et pourtant, s'il est bien un idée qui semble relativement populaire en psychologie, c'est le fait que certains traits de personnalité prédisent non seulement l'antisémitisme mais une grande variété d'attitudes défavorables à d'autres groupes sociaux et à leurs membres, ce qu'en jargon psychosocial on appelle le "prejugé" (prejudice en anglais) et dont l'antisémitisme, le racisme ou le sexisme sont des exemples. En fait, les personnes qui manifestent des préjugés à l'égard d'un groupe en possèdent généralement à l'égard de nombreux autre, comme s'il existait une propension générale à avoir de telles attitudes. Dans son ouvrage "La Nature du Préjugé" (The Nature of Prejudice), Le psychologue social Gordon Allport, l'un des fondateurs de la discipline, écrivait du reste dès 1954 que "les préjugés d'une personne  ne sont pas le reflet d'une attitude à l'égard d'un groupe spécifique mais un reflet de sa manière globale de penser au monde" (p. 175). Il rejoignait à cet égard l'approche du philosophe marxiste Theodor Adorno,   qui, dans son livre The Authoritarian personality, conçu avec des psychologues, Else Fenkel-Brunwik, Daniel Levinson et Nevitt Sandord, avait mis en avant des traits de personnalité qui pourraient expliquer l'adhésion à des idéologies d'extrême-droite comme le nazisme (cela peut paraître paradoxal pour un marxiste d'avancer une théorie psychologique du racisme. En réalité, la contribution d'Adorno à l'ouvrage consistera surtout à offrir une perspective sociale et politique par ailleurs largement rédigé par ses collaborateurs psychologues). 

    Cette idée a été quelque peu délaissée jusqu'à ce que, récemment, Arne Roets et Alain Van Hiel de l'Université de Gand décident de la mettre à l'épreuve. Ils pensaient avoir identifié ce "mode de pensée" décrit par Allport à travers un concept développé par un psychologue israélo-américain, Arie Kruglanski, le "besoin de clôture cognitive" (BCC). Ce besoin correspond, en gros, à une motivation à trouver une "réponse" face à une situation d'incertitude, quelle qu'elle soit. Le BCC donne lieu à une fascination pour des réponses rapides, et bien définies. En situation d'incertitude, la personne ayant un haut BCC va dès lors chercher l'information la plus rapidement accessible pour pouvoir formuler un jugement. Rien ne l'insupporte alors plus que le doute. Kruglanski et Webster ont développé un questionnaire permettant de mesurer le degré auxquels les gens étaient habités par ce besoin. Ils ont montré de façon relativement convaincante qu'il correspondait à un trait de personnalité stable. En gros, nous sommes tous caractérisés par une propension plus ou moins grande à rechercher une telle "clôture cognitive" et nous tendons à la conserver, au même degré, tout au long de notre existence et à travers une grande variété de situations. 

 Or, Roets et ses collègues constatent précisément que, si on évalue les attitudes à l'égard d'autres groupes sociaux (les femmes, les immigrés, par ex.), on constate une corrélation très importante avec le BCC. Cette aspiration à un monde bien ordonné, dans lequel chacun est à sa place, semble rendre en partie compte des attitudes négatives que l'on peut nourrir à l'égard d'autres collectivités. Plus précisément, selon eux, c'est parce qu'elle conduit à percevoir les autres groupes comme dotés d'une "essence", c'est-à-dire de propriétés profondes et immuables, que ce besoin de  clôture cognitive, produit des préjugés. Le "bon Belge" à haut niveau de clôture cognitive confronté (par exemple)  à de jeunes musulmans issus de l'immigration tendra à catégoriser ceux-ci dans un groupe homogènes ("Les Arabes"), doté de caractéristiques partagées et ancrées dans leur psyché, voire dans leur culture. "C'est inscrit en eux d'être X ou Y..." supposera-t-il. Cette pensée essentialiste est naturellement un terreau idéal pour l'émergence de préjugés. 

Par ailleurs, dans la droite ligne de la personnalité autoritaire d'Adorno, le BCC produirait une aspiration à identifier des "autorités" supérieures qui permettraient de maintenir l'ordre, en imposant un ordre social dans lequel chaque groupe est bien maintenu à sa place, ce qui, une fois encore, alimenterait les préjugés. 

Roets et Van Hiel trouvent donc les racines du préjugé dans un trait de personnalité: le niveau de BCC d'une personne prédit son niveau d'' "essentialisme" et "d'autoritarisme" et ces derniers, à leur tour, son adhésion à des préjugés. 

Est-ce qu'une telle approche est nécessairement incompatible avec une perspective plus sociétale? Par exemple, si on admet qu'il existe des fluctuations du racisme, faut-il alors en conclure que la personnalité des gens évolue de telle sorte que le nombre de personnes ayant un haut besoin de clôture cognitive augmente? C'est évidemment une critique qu'il est tentant de faire à ce genre de perspective, qu'on accusera de naïve et psychologisante. 

Toutefois, un défenseur de cette perspective pourra vous rétorquer que le fluctuations des facteurs "macro" peut influencer le désamour vis-à-vis d'autres groupes non pas directement à travers un impact sur les traits de personnalité eux-mêmes (il n'y a pas nécessairement plus de personnes ayant un haut niveau de BCC en période de crise économique) mais à travers la façon dont les personnes ayant certains traits de personnalité vont réagir à ces circonstances sociaux et économiques. 

Par exemple, si la crise économique tend à davantage placer les gens dotés d'un haut niveau de BCC dans un état d'incertitude, leur réaction pourrait être précisément d'adhérer davantage à des idéologies de type autoritaire. Alternativement, les facteurs sociaux peuvent rendre certaines façon de se représenter les "autres" particulièrement accessibles. Par exemple, dans une société fort inégalitaire et cloisonnée  ethniqement, il est peut-être beaucoup plus facile de générer des représentations du type "les noirs sont pauvres parce qu'ils sont paresseux" que dans une société caractérisée par une mobilité sociale plus importante. Dès lors que ces représentations sont plus facilement accessibles aux personnes qui "recherchent des réponses" face à leurs besoin de clôture cognitive, elles sont également plus facilement amenées à adhérer aux attitudes qui en découlent. Selon le même raisonnement, les facteurs macro- peuvent déterminer l'identité des groupes sur lequel la vindicte des personnes à haut niveau de CC va se porter, ce qui expliquerait les fluctuations dans le niveau de préjugés à l'égard de certains groupes plutôt que d'autres. Ceci n'impliquerait pas de délaisser une "médiation" psychologique par le BCC.

L'analyse de Roets et Van Hiel ouvre également la voie à des approches moins centrées sur la personnalité et davantage sur les facteurs contextuels impliqués dans l'émergence des préjugés. En effet, Kruglanski a montré que la clôture cognitive pouvait également varier en fonction de la situation. Une manipulation expérimentale souvent usitée à cet égard consiste à imposer une pression temporelle aux sujets de l'expérience pour réaliser leurs tâche ou résoudre un problème. Est-ce que ce type de facteur contextuel peut également encourager l'adhésion aux préjugés? En 1983, Kruglanski et Freund ont en tout cas montré une tendance à recourir davantage à des jugements d'autrui fondés sur des stéréotypes sociaux dans ce type de situation. Voici une description fidèle de cette expérience (reprise à cette page)
Ces auteurs ont demandé à des sujets israéliens d'évaluer la qualité d'une dissertation. Celle-ci était rédigée par un adolescent évoquant soit une origine ashkénaze (juif d'origine européenne), soit une origine séfarade (juif d'origine méditerranéenne, qui sont victimes de stéréotypes négatifs en israël). De plus, les chercheurs font croire à une moitié des sujets qu'ils ne disposent que de dix minutes pour effectuer leur tâche. L'autre moitié imagine disposer d'un délai d'une heure. C'est lorsque les sujets s'imaginent ne disposer que de dix minutes qu'ils sont influencés par leurs stéréotypes : conformément à la croyance répandue, les dissertations des adolescents ashkénazes sont perçues comme étant de meilleure qualité que celles attribuées aux séfarades. Par contre, le jugement est plus nuancé lorsque les sujets disposent d'un délai d'une heure. Les ressources cognitives mobilisées pour la tâche semblent donc avoir été conditionnées par le temps et ont eu un effet sur la qualité de jugement de l'information (du plus simple au plus nuancé). 
Ceci ouvre évidemment la voie à des considérations plus sociétales. On peut ainsi se demander si certaines catégories d'individus amenés à prendre des décisions rapides ne sont pas confrontés à des pressions temporelles de plus en plus fréquemment. Je pense en particulier aux décideurs politiques qui doivent faire face à une actualité foisonnante et à la rapidité, notamment, de l'internet.  Face à un fait divers scandaleux, et des demandes de réponses rapides, il est souvent tentant de trouver des réponses "faciles" en stigmatisant certaines communautés. La décision prise en juillet 2010 Nicolas Sarkozy d'éloigner des roms immigrés en France se prête bien à cette analyse. Celle-ci fait suite aux émeutes menés par des membres de cette communauté à Saint-Aignan (près de Grenoble) en réaction au meurtre d'un des leurs par un gendarme alors qu'il tentant de forcer un barrage policier.

A travers ce type de décision, ont satisfait peut-être son propre "BCC" mais aussi, et surtout, celui d'une partie de son électorat. Sans évoquer le racisme, ou ce cas précis, ceci correspond à l'analyse du chercheur et magistrat Denis Salas dans un entretien au quotidien français La Croix:

« Face à un événement traumatisant - un crime ou une émeute -, notre société inquiète a besoin d'une réponse rapide que la justice, par définition, ne peut pas lui donner (...). Le discours politique compense cette attente, perçue comme insupportable, entre l'événement et sa sanction éventuelle. »
A cet égard, il est intéressant de se pencher sur la façon dont la "pression temporelle" peut revêtir une forme plus collective ou sociétale à travers un discours sur "l'urgence". L'idée qu'il faut prendre des décisions rapidement, que des catastrophes nous attendent si nous ne sommes pas suffisamment prompts à agir ou à décider apparaît parfois comme une évidence, véhiculée par médias et discours politiques. Il peut en être ainsi lors d'événements majeurs et inattendus (krash financier, tremblement de terre, faits divers, attentat terroriste...). Lorsque ces événements impliquent des groupes stigmatisés ou minoritaires, on peut se demander si ce type de discours n'encourage pas les préjugés à leur égard, à travers leur effet sur le BCC. Le théories du complot qui ne manquent pas d'émerger dans ces situations peuvent parfois s'envisager de cette façon.


Plus généralement, la prolifération des médias, qui opèrent dans des "fenêtres temporelles" de plus en plus ténues, à la recherche de réactions rapides après chaque événement, contribuent sans doute à alimenter un  besoin de "clôture cognitive" qui ne trouve pas sa source dans des traits de personnalité individuels (comme Kruglanski ou Roets et Van Hiel les envisagent), mais devient une production systémique. 


Enfin, nous disposons d'une quantité d'informations inouïe par rapport aux générations qui nous ont précédés. Celles-ci devraient nous permettre de formuler des jugements nuancés. Mais, précisément, cette richesse peut favoriser le BCC. La multiplication des informations créant une incertitude qui, elle-même, nourrit une volonté de trouver des réponses simples et claires. 

Source: Roets, A. & Van Hiel, A. (2011). Allport's Prejudiced Personality: Need for Closure as the Motivated Basis of Prejudice. Current Directions in Psychological Science, 20, 349-354. 


3 commentaires:

Bernard a dit…

Super intéressant, je ne connaissais pas le concept de clôture cognitive mais je retrouve bien cela dans les personnalités des gens que je connais qui ont les "idées courtes", besoin d'ordre et de vérité implacables!

Olivier Klein a dit…

Merci, Kobra. Ravi que ces idées vous intéressent.

Feasting on Richmond a dit…

Loved reading this thankk you