Hier, 10.000 personnes ont manifesté à Bruxelles contre le racisme et les violences policières à l'encontre des personnes de couleur, en hommage à George Floyd. Etant profondément préoccupé par cette problématique (la question des stéréotypes, préjugés et discrimination entre groupes fait l'objet d'une grande partie de mes travaux), je me réjouis que cette cause suscite une telle mobilisation. Je m'interroge toutefois sur l'opportunité d'autoriser cette manifestation, pour les raisons suivantes:
- Au vu des photos, et de l'affluence, la manifestation viole nécessairement les règles que le gouvernement à édictées la semaine dernière car elle ne permet pas de préserver la distance physique de1,5 m. "Les réunions de groupes sont restreintes à 10 personnes maximum, enfants compris" nous dit le gouvernement. Certes la plupart des manifestants portaient des masques mais on n'a cessé de nous répéter que cela ne suffisait pas pour endiguer l'épidémie. Quand on sait qu'en Corée, une seule personne en a infecté des centaines lors d'une cérémonie religieuse, le risque d'un regain de l'épidémie en raison de cette seule manifestation ne semble pas négligeable. De même, le début de l'épidémie dans l'Est de la France semble avoir été dû à un rassemblement religieux près de Mulhouse en février.
- Je ne suis pas épidémiologue et peut-être que je me trompe et que le danger est limité. Mais même si c'est le cas, je crains que les personnes qui ont dû faire des sacrifices importants durant ces dernières semaines pour maintenir les règles de distance physique (je pense à la majorité des commerçants, aux artistes, à tous les travailleurs précarisés, ou travaillant au noir, qui n'ont aucun filet de sécurité, aux personnes âgées qui n'ont plus pu voir leurs proches et bien sûr au personnel soignant...), ne comprennent pas qu'une cause, fût-elle noble, justifie de bafouer les règles que l'on a imposées. Comme si la survie de leur activité, le maintien de leurs relations sociales, n'était pas également cruciaux. Même si des niveaux de pouvoir différents sont impliqués (ville de Bruxelles vs. Conseil National de Sécurité), le risque d'amalgame peut nourrir une impression que les autorités sont hypocrites. Parmi ces personnes, le risque que certaines, mues par un sentiment d'injustice, perdent confiance en les autorités et se tournent vers des formations populistes ou d'extrême-droite (qui, déjà, utilisent la manifestation dans leur propagande et pour qui les magasins dévalisés hier sont du pain bénit), ne me semble pas mince. On sait que le sentiment d'injustice, de ne pas être traité "comme les autres", motive à se trouver vers des partis racistes. Si ce scénario catastrophe se produit, l'effet de la manifestation aura été d'accentuer ce qu'on souhaite combattre.
- Plus généralement, de nombreuses personnes continuent à adopter des "gestes barrières" et autres comportements visant à freiner la diffusion de l'épidémie, ce qui peut entraîner des coûts importants pour leur qualité de vie ou leur portefeuille. Le risque n'est pas mince que l'autorisation de cette manifestation les mène à considérer comme légitime d'également se montrer moins regardants quant au respect de ces mesures. Après tout, pour la plupart des gens, de nombreuses préoccupations qui imposent des sacrifices "sanitaires" (travailler dans de bonnes conditions, voir ses proches...), sont aussi chères que la lutte contre le racisme. Deux mécanismes psychologiques peuvent être invoqués ici:
- Enfin, lorsque d'autres revendications sociales, tout aussi légitimes, se manifesteront, sur quelle base pourra-t-on interdire d'autres manifestations? Les autorités seront dans une position impossible entre la contribution à un regain de l'épidémie et l'accusation d'hypocrisie, d'être à la solde de la "gauche antiraciste", etc.
Quoi qu'il en soit, si regain de l'épidémie, il y a, ce sont une fois encore les plus vulnérables qui seront les plus touché·es et parmi ceux-ci, les personnes racisées sont surreprésentées. Bref, je crains que nos George Floyd en soient les premières victimes.
Qu'aurait-il fallu faire? Je suis aussi scandalisé par l'assassinat de George Floyd et par les violences policières qui ont touché non seulement des Afro-Américains mais aussi, chez nous, des migrant·es, des réfugié·e·s (pensons à Semira Adamu, à la petite Mawda), et de jeunes "beurs" dans Bruxelles-même (comme Adil ou Mehdi). Mais n'y avait-il pas moyen d'exprimer son indignation d'une autre façon? N'a-t-on pas fait preuve de suffisamment d'imagination pendant le confinement pour trouver d'autres voies pour exprimer celle-ci?
Pour conclure, je tiens à souligner que mon propos n'est pas de stigmatiser les personnes qui se sont rendues à cette manifestation. Elles ont été fidèles à leurs idéaux et on ne peut que le respecter. C'est davantage la décision des autorités bruxelloises de l'autoriser qui m'interpelle.
PS (8/06 à 18H04): J'ai écrit ce billet ce 8 juin aux petites heures et découvert les réactions politiques ultérieurement. Comme tous les autres, il n'engage que moi. Le bourgmestre (maire) de Bruxelles a ultérieurement justifié sa décision en faisant part d'un équilibre entre la liberté d'expression, l'ordre public et la situation sanitaire, ce qui reste très vague. Une hypothèse avancée par certains commentateurs de ce billet était que ne pas autoriser la manifestation présentait un risque sanitaire plus grand dès lors que moins bien encadrée. Je n'ai toutefois pas de confirmation de cette hypothèse.
- Au vu des photos, et de l'affluence, la manifestation viole nécessairement les règles que le gouvernement à édictées la semaine dernière car elle ne permet pas de préserver la distance physique de1,5 m. "Les réunions de groupes sont restreintes à 10 personnes maximum, enfants compris" nous dit le gouvernement. Certes la plupart des manifestants portaient des masques mais on n'a cessé de nous répéter que cela ne suffisait pas pour endiguer l'épidémie. Quand on sait qu'en Corée, une seule personne en a infecté des centaines lors d'une cérémonie religieuse, le risque d'un regain de l'épidémie en raison de cette seule manifestation ne semble pas négligeable. De même, le début de l'épidémie dans l'Est de la France semble avoir été dû à un rassemblement religieux près de Mulhouse en février.
- Je ne suis pas épidémiologue et peut-être que je me trompe et que le danger est limité. Mais même si c'est le cas, je crains que les personnes qui ont dû faire des sacrifices importants durant ces dernières semaines pour maintenir les règles de distance physique (je pense à la majorité des commerçants, aux artistes, à tous les travailleurs précarisés, ou travaillant au noir, qui n'ont aucun filet de sécurité, aux personnes âgées qui n'ont plus pu voir leurs proches et bien sûr au personnel soignant...), ne comprennent pas qu'une cause, fût-elle noble, justifie de bafouer les règles que l'on a imposées. Comme si la survie de leur activité, le maintien de leurs relations sociales, n'était pas également cruciaux. Même si des niveaux de pouvoir différents sont impliqués (ville de Bruxelles vs. Conseil National de Sécurité), le risque d'amalgame peut nourrir une impression que les autorités sont hypocrites. Parmi ces personnes, le risque que certaines, mues par un sentiment d'injustice, perdent confiance en les autorités et se tournent vers des formations populistes ou d'extrême-droite (qui, déjà, utilisent la manifestation dans leur propagande et pour qui les magasins dévalisés hier sont du pain bénit), ne me semble pas mince. On sait que le sentiment d'injustice, de ne pas être traité "comme les autres", motive à se trouver vers des partis racistes. Si ce scénario catastrophe se produit, l'effet de la manifestation aura été d'accentuer ce qu'on souhaite combattre.
- Plus généralement, de nombreuses personnes continuent à adopter des "gestes barrières" et autres comportements visant à freiner la diffusion de l'épidémie, ce qui peut entraîner des coûts importants pour leur qualité de vie ou leur portefeuille. Le risque n'est pas mince que l'autorisation de cette manifestation les mène à considérer comme légitime d'également se montrer moins regardants quant au respect de ces mesures. Après tout, pour la plupart des gens, de nombreuses préoccupations qui imposent des sacrifices "sanitaires" (travailler dans de bonnes conditions, voir ses proches...), sont aussi chères que la lutte contre le racisme. Deux mécanismes psychologiques peuvent être invoqués ici:
- L'impact de ces manifestations sur la transformation des normes sociales: on sait que le comportement est fortement influencés par les normes sociales et "si les autres le font, alors ça veut dire qu'on peut le faire".
- Un effet de "rationalisation": lorsqu'on est motivé à faire quelque chose mais que cela entraîne un conflit par rapport à certains standards comportementaux, on est tenté de chercher des justifications permettant de concilier nos conduites et nos standards. C'est le fameux problème de la dissonance cognitive. Or, ici, ces manifestations permettent précisément de résoudre la dissonance: "je sais que ce n'est pas idéal de violer telle ou telle règle mais s'ils le font, je peux bien me le permettre".
- Enfin, lorsque d'autres revendications sociales, tout aussi légitimes, se manifesteront, sur quelle base pourra-t-on interdire d'autres manifestations? Les autorités seront dans une position impossible entre la contribution à un regain de l'épidémie et l'accusation d'hypocrisie, d'être à la solde de la "gauche antiraciste", etc.
Quoi qu'il en soit, si regain de l'épidémie, il y a, ce sont une fois encore les plus vulnérables qui seront les plus touché·es et parmi ceux-ci, les personnes racisées sont surreprésentées. Bref, je crains que nos George Floyd en soient les premières victimes.
Qu'aurait-il fallu faire? Je suis aussi scandalisé par l'assassinat de George Floyd et par les violences policières qui ont touché non seulement des Afro-Américains mais aussi, chez nous, des migrant·es, des réfugié·e·s (pensons à Semira Adamu, à la petite Mawda), et de jeunes "beurs" dans Bruxelles-même (comme Adil ou Mehdi). Mais n'y avait-il pas moyen d'exprimer son indignation d'une autre façon? N'a-t-on pas fait preuve de suffisamment d'imagination pendant le confinement pour trouver d'autres voies pour exprimer celle-ci?
Pour conclure, je tiens à souligner que mon propos n'est pas de stigmatiser les personnes qui se sont rendues à cette manifestation. Elles ont été fidèles à leurs idéaux et on ne peut que le respecter. C'est davantage la décision des autorités bruxelloises de l'autoriser qui m'interpelle.
PS (8/06 à 18H04): J'ai écrit ce billet ce 8 juin aux petites heures et découvert les réactions politiques ultérieurement. Comme tous les autres, il n'engage que moi. Le bourgmestre (maire) de Bruxelles a ultérieurement justifié sa décision en faisant part d'un équilibre entre la liberté d'expression, l'ordre public et la situation sanitaire, ce qui reste très vague. Une hypothèse avancée par certains commentateurs de ce billet était que ne pas autoriser la manifestation présentait un risque sanitaire plus grand dès lors que moins bien encadrée. Je n'ai toutefois pas de confirmation de cette hypothèse.
Episodes précédents:
"Mais n'y avait-il pas moyen d'exprimer son indignation d'une autre façon?" Faut-il être psychologue social (donc avoir une certaine expertise) pour se contenter de poser la question, comme tant d'autres l'ont fait, sans un début d'ombre d'un poil de suggestion concrète? Voilà qui ne coûte rien tout en se positionnant dans le "bon camp".
RépondreSupprimerN'étant "experte" en rien, je ne me permettrai pas de "minimiser" les risques. Je constate juste que de tels rassemblements ont eu lieu un peu partout dans le monde (sans conséquences dramatiques jusqu'ici), qu'ils répondent à une vraie colère qu'on n'exprime pas en accrochant (par exemple) un ruban noir à sa veste ou en s'indignant sur les réseaux sociaux, et enfin que la vie se joue souvent en choisissant entre plusieurs risques : il y a le risque sanitaire bien sûr, mais il y a aussi celui de renoncer pour longtemps à des droits démocratiques essentiels face à d'intolérables injustices. Un risque qu'on peut juger tout aussi grave
N'avez vous pas peur que cet article soit repris par une frange raciste de la société ? Vous dîtes que des images de la manifestation ont servi à la propagande de l'extrême droite, mais n'est-ce pas leur réaction habituelle de condamner les manifestations antiracistes pour x raisons ? Ce procédé sert à dépolitiser le débat, à éviter d'entrer en contact avec ce que les personnes subissant le racisme demandent. Le glissement de sujet, qu'il porte sur la violence des manifestations, ou sur le danger sanitaire, n'est pas innocent.
RépondreSupprimerVous aviez pourtant bien repris dans l'un de vos billets précédents les liens entre la pandémie et le racisme. Au Royaume-Uni, l'Office of National Statistics a publié le 7 mai 2020 un rapport qui constate qu'un homme noir a 4.2 fois plus de chances de mourir du COVID19 qu'un homme blanc, et une femme noire 4.3 fois plus de chances de mourir qu'une femme blanche.
La psychologie sociale a, je pense, des contributions à apporter à ce débat. Vous auriez pu nous éclairer sur les biais racistes qui jouent dans les comportements des policiers, ou dans ceux du corps soignant vis-à-vis de leurs patient.e.s noir.e.s (cf. Le "syndrôme méditerranéen", la surmortalité des femmes noires au moment de l'accouchement, la sortie médiatique et néocoloniale des médecins français qui voulaient effectuer les essais de vaccins covid sur la population africaine parce que "c'est comme les prostituées et le SIDA" etc. il me semble que c'est un phénomène assez fréquemment observé.) Ou vous auriez pu vous interroger sur le besoin de manifester, ce n'est pas anodin que tant de gens aient été prêts à prendre ce risque (qui n'a jamais été nié, par personne, et qui a toujours été reconnu).
La question de la santé est vitale, et en général les personnes subissant le racisme sont en moins bonne santé que celles qui ne le subissent pas. Pourtant le danger du racisme a été jugé comme étant plus grand, à tort ou à raison. Ce que je sais c'est que les violences policières se sont accentuées partout pendant le confinement. Aux États-Unis, 1/10 000 homme noir peut s'attendre à être tué par la police, ett ici nous ne parlons que du "worst case scenario" des violences policières. Il y a une raison pour lequel le slogan derrière lequel les manifestants se sont ralliés est Black Lives Matter. Du personnage noir qui meurt toujours en premier dans un film, à l'industrie carcérale américaine, aux meurtres commis par la police, en passant par les statues d'un roi génocidaire dans l'espace public, nous sommes constamment entouré par des messages qui nous disent que les vies noires ne comptent pas.
Les liens ne manquaient pourtant pas entre ces deux thématiques... Ce n'est pas la lutte contre le covid vs la lutte contre le racisme, c'est une lutte plus générale pour la survie où ces deux thématiques s'entremêlent bien plus que ce qu'on aimerait croire.
Ma réponse à Irène Kaufer Birtel:Merci pour votre réaction. Je suis sensible au dilemme et je suis convaincu que cette mobilisation devait pouvoir s'exprimer (et je partage ses objectifs). Je ne suis juste pas certain que la manifestation était la meilleure voie. Je n'ai pas de données sur l'efficacité relative de différentes formes de mobilisation collective mais je ne suis pas convaincu que se regrouper sur une place de façon statique (si j'ai bien compris) soit la seule ni la meilleure façon d'exprimer sa colère. Parmi les risques à peser, il y aussi celui d'une polarisation due à la perception de rupture de la solidarité qu'on a tenté d'entretenir durant ces derniers mois au nom d'une autre solidarité, tout aussi importante certes. Mais brandir une forme de solidarité aux dépens d'une autre est à mon sens la meilleure façon de créer des fissures profondes dans une société (je suis l'auteur du billet).
RépondreSupprimerMa réponse à Anonyme: Un grand merci pour votre lecture critique et constructive de mon billet. Comme j'essaye de l'exprimer, mon propos n'est pas de disqualifier le combat antiraciste et je trouve que, plus que jamais, il doit pouvoir s'exprimer. J'y suis foncièrement attaché, comme mon blog (je l'espère) en témoigne. J'ai déjà, par exemple, sur les violences policières (https://www.revuenouvelle.be/IMG/pdf/069-074_dossierKlein-10p.pdf). La thématique de ce billet n'est pas le racisme mais l'opportunité d'autoriser une manif pour une cause, fût-elle noble, à ce moment-là et de cette façon-là. Cela ne m'empêche pas de traiter d'autres thématiques liées au racisme en rapport avec le Covid. Je suis vraiment désolé et attristé que l'on puisse interpréter mon propos comme cautionnant un quelconque discours raciste. Et je vous remercie de m'avoir introduit on concept de "syndrôme méditerranéen", que je ne connaissais pas;
RépondreSupprimerMalgré la sympathie que l'on peut avoir pour cette cause éminemment respectable, je pense qu'il a été irresponsable et inconscient d'accepter le rassemblement de 10.000 personnes dans un espace restreint. Les masques limitent la diffusion du virus, mais ne constituent pas une protection absolue.
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