samedi 11 avril 2020

Psychologie sociale du coronavirus (épisode 11): les masques créent-ils un faux sentiment de sécurité?



Faut-il généraliser le port du masque dans la population belge (ou française ou américaine...)? Les discours à ce sujet sont fort divers. On nous a dit que c'était utile aux soignant·es mais inutile pour la population générale en bonne santé. La ministre belge de la santé a encore affirmé récemment que "cela n'avait pas de sens scientifiquement". D'autres experts, comme l'infectiologue Nathan Clumeck ou le virologue Marc Wathelet affirment au contraire que le port du masque généralisé est utile et nécessaire. De fait, l'argument selon lequel il est utile aux soignant·e·s mais pas à la population générale semble défier le sens commun. Lorsqu'on voit que les pays qui ont le mieux jugulé l'épidémie sont précisément ceux où on porte le masque, il est difficile de résister à la conclusion que ce dernier à joué un rôle (je sais, corrélation et causalité sont deux choses différentes!). Florence De Changy, journaliste basée à Hong-Kong, évoque cet argument de sens commun de la façon suivante (pour une version plus scientifique, voir ici):

"Tout le monde s'accorde à dire que le virus se propage essentiellement par les mini-gouttes de salive porteuses du virus que tout un chacun émet, en plus ou moins grande quantité, en toussant et éternuant, mais aussi en parlant, en mangeant etc. Le masque, même de mauvaise qualité, est donc l'écran physique le plus évident qui soit pour faire obstacle à la propagation du virus. Il ne sert pas à se protéger du virus (et c'est vrai qu'il protège assez mal), mais il sert à protéger les autres de soi. "

Mais rassurez-vous, je ne vais pas me lancer dans un plaidoyer pour le port des masque. Non, ce qui m'interpelle est l'un des arguments utilisés par certains experts: le masque, nous dit-on, créerait un sentiment de "fausse sécurité". En dehors des problèmes de logistique (il n'y a pas assez de masques pour tout le monde), c'est le principal argument qu'on peut opposer quant à son efficacité en termes de santé publique, me semble-t-il. Or, il s'agit d'un argument psychologique, un domaine dans lequel il me semble légitime de m'exprimer.

L'idée est la suivante : si les gens portent un masque, ils vont se croire protégés et vont donc moins garder leurs distances, se laver les mains, etc., soit des mesures cruciales pour endiguer l'épidémie.  Ma première réaction en lisant cela a été de me demander d'où venait cette idée de "fausse sécurité"? Une petite recherche dans la littérature montre qu'il existe un phénomène qualifié de "compensation du risque", qui correspond peu ou prou à cette idée. Par exemple, on a pu invoquer que l'usage de préservatifs encouragerait les victimes potentielles du SIDA à adopter d'autres comportements à risques (comme multiplier les partenaires, utiliser des seringues usagées...). Ces préservatifs étant souvent mal utilisés, leur effet net pourrait être d'augmenter diffusion de l'épidémie. Dans le même esprit, des groupes à risque soumis à un vaccin préventif (mais pas 100% efficace) rapportaient moins de comportements préventifs ultérieurement que ceux qui ne l'avaient pas été. De même, lorsqu'ils portent une ceinture de sécurité, les gens se croient souvent autorisés à rouler plus vite (voir toutefois ceci). Ces effets sont démontrés et sont statistiquement significatifs - c'est-à-dire qu'ils ne semblent pas dus au hasard.

Remarquons que je n'ai pas trouvé d'étude montrant d'effet de compensation du risque en relation avec le port du masque et qu'il n'est pas du tout évident que l'on puisse généraliser des résultats observés en relation avec le port du préservatif, d'une ceinture de sécurité ou d'un casque à celui-ci (les risques pour soi et les autres étant de nature fort différentes et liés à des comportements bien distincts).

Mais, surtout, la question épineuse que pose de tels résultats est la suivante:

Quand bien même un tel effet de fausse sécurité existerait, il faudrait supposer que la diminution des comportements préventifs soit suffisamment importante pour contrecarrer l'effet physique du masque (même porté de façon non optimale) sur la diffusion des "goutelettes" porteuses du virus.

En ce qui concerne la ceinture de sécurité, par exemple, il n'y a guère de doute que les désavantages du sentiment de sécurité sont clairement compensés par l'obligation de la porter.

Les études de psychologie montrent que la taille des effets psychologique est souvent relativement faible et on peut imaginer que ceux-ci sont largement contrecarrés par un effet physique aussi clair que celui du masque. Sans des données empiriques permettant d'estimer la taille de cet effet de "fausse sécurité" dû au port du masque sur les comportements préventifs, et ensuite sur la diffusion du virus, il me semble difficile de baser une politique sur celui-ci.

Par ailleurs, certains comportements préventifs peuvent être rendus obligatoires alors que ce n'est pas le cas pour d'autres. On a pu généraliser le port de la ceinture de sécurité en le rendant obligatoire. Il serait impossible d'en faire de même pour le port du préservatif. En revanche, il est possible de rendre obligatoire celui du masque (du moins si on en a assez...). Si celui-ci devient une norme sociale, il est très probable qu'il se répande très rapidement, sans coercition, comme cela a été le cas dans de nombreux pays d'Asie.

L'argument de la "fausse sécurité" pose par ailleurs un problème plus fondamental : il part du principe que la population est limitée cognitivement et incapable de prendre des décisions rationnelles par elle-même. L'idée que les gens sont "incapables de porter les masques correctement" relève de la même vision. Avant l'instauration du confinement en Grande-Bretagne, les spécialistes de sciences comportementales arguaient, dans le même esprit, qu'il ne fallait pas installer le confinement trop tôt car la "fatigue psychologique" allait s'installer. Toutes ces idées reposent sur une forme de paternalisme selon laquelle l'Etat ne doit pas prendre les mesures les plus efficaces en raison des limites psychologiques de la population. Outre les problèmes éthiques que pose ce type d'approche,  celle-ci peut nourrir une défiance vis-à-vis des autorités ("ils nous prennent pour des c...") qui peut s'avérer contreproductive (alors que la confiance est particulièrement importante pour maintenir une adhésion aux mesures de confinement et de distanciation sociale).

Un argument contre l'obligation réside dans l'idée que les gens sont beaucoup plus susceptibles d'intérioriser les attitudes correspondant à des comportements s'ils ont choisi de les poser librement. C'est la fameuse théorie de l'engagement de Kiesler. A cet égard, plutôt que l'obligation pure et simple, il pourrait être bienvenu dans un premier temps de distribuer des masques dans les lieux publics (comme cela se fait en Autriche) et de conseiller vivement leur utilisation à toute la population en expliquant pourquoi leur usage est important (ce qui n'est guère compliqué à comprendre!). De cette façon, le comportement n'est pas vu comme contraint mais comme choisi et est plus susceptible d'être maintenu. La théorie de l'engagement a par exemple été utilisée pour favoriser l'utilisation de préservatifs chez des adolescents.

Ceci implique également de donner des consignes limpides quant à la façon correcte d'utiliser un masque (ça non plus, ce n'est pas si compliqué) tout en informant clairement la population que celui-ci  ne suffit pas. J'ai la faiblesse de croire que la grande majorité de la population peut comprendre un tel message.

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Episodes précédents:

Episode 1: Le coronavirus est un terreau fertile pour les théories du complot
Episode 2: La symbiose des médias et des angoisses collectives
Episode 3: Le raz de marée et la lame de fond.
Episode 4: Virus, paravent de nos angoisses
Episode 5: Peur, angoisse, panique ou psychose?
Episode 6: Le mythe de la panique collective
Episode 7: sans spaghettis, c'est cuit
Episode 8: La solitude est-elle salutaire?
Episode 9: Les mouches nous sauveront-elles du virus?
Episode 10: Loin des yeux, proches du coeur: Le lien social au temps du coronavirus








4 commentaires:

  1. Bonjour, De quel "masque" parlez-vous? Est-ce le "masque artisanal" ou le "masque chirurgical"?

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  2. Je pense que l'argument s'applique à tous les types de masque. Même ceux en tissu limitent la diffusion du virus vers l'extérieur à ma connaissance.

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  3. La confiance est primordiale. Responsabiliser fonctionne mieux que culpabiliser ou obliger. Merci pour cette article très intéressant. Ainsi que l'épisode 13 que j'ai lu juste avant. J'ai ri en lisant d'ailleurs l'article 13. En constatant que j'avais avancé les mêmes arguments à une connaissance pro-crévecoeur. hihi

    Sinon, de mon côté, au risque de passer pour un méchant, j'aurais la faiblesse de croire que la majorité de la population peut comprendre un tel message et non la grande majorité.
    Concernant la manière de porter le masque correctement, sur une trentaine de personnes croisées dans un magasin j'en ai compté 16 qui portaient un masque. 6 d'entre eux avaient posé le masque devant leur bouche mais pas au-dessus de leur nez, et 1 avait son masque sur son menton - juste sur le menton (je me suis dit que ça pouvait devenir une mode si le port du masque devait se généraliser avec le temps).
    J'ai bien conscience que ce simple cas n'en fait pas une généralité mais de mon balcon j'en vois beaucoup porter leur masque uniquement sur leur bouche. Encore une fois il ne s'agit que d'une observation personnelle.
    Je ne pense pas que de manière générale ce soit plus un problème "d'intelligence pratique" que d'une fatigue qui s'installe à un moment donné (chaleur, irritation, etc...).
    On arrive tout de même dans l'exemple du magasin à presque 44%. Le pourcentage serait un peu moins élevé si la grande majorité avait compris le principe (humour).

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