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Pour nous informer sur l'état du monde, nous avons accès à des mots: aux descriptions, interprétations, démonstrations, opinions, des journalistes. Nous avons aussi accès à des images et à des vidéos.
Que les mots puissent être trompeurs et peu fidèles à la réalité, cela semble évident. Après tout, le langage n'est qu'un moyen imparfait pour rendre compte du monde qui nous entoure. Il ne peut qu'être approximatif. On ne se fait guère d'illusion quant aux parti-pris qui peuvent se dissimuler derrière ceux-ci. Le langage, c'est de la rhétorique, de l'argumentation.
Mais les photos? Ne sont-elles pas la projection sur la pellicule d'une réalité objective? Ne parle-t-on du reste pas de "mémoire photographique" pour qualifier un souvenir qui serait en tous points conforme à la réalité. Contrairement à la narration ou au compte-rendu verbal, qui émargent à la rhétorique, la photographie relèverait de la perception.
S'il en est ainsi, nous devrions être beaucoup moins sur nos gardes lorsque nous sommes confrontés à des photographies qu'à des textes.
Et c'est bien comme cela que fonctionnent les consommateurs de presse, semble-t-il. Ainsi une étude menée aux Etats-Unis (Kelly & Nace, 1994) montre que les articles du New York Times sont perçus comme plus crédibles que ceux d’un magazine à scandale (le National Enquirer). En revanche, on n’observe aucune différence en ce qui concerne le jugements des photos. C'est comme si nous accordions autant de crédit à une photo publiée dans Ici Paris, que dans Le Monde.
De même on constate que la présentation d’une photo transforme notre mémoire du texte qui l’accompagne. Ainsi, Garry et al. (2005) ont demandé à leurs sujets de prendre le rôle de « rédacteur en chef". Ils devaient lire différents articles décrivant un ouragan touchant une ville côtière. Dans une condition, on avait soit ajouté une photo décrivant la ville avant la venue de l’ouragan, dans l’autre condition, une photographie postérieure au passage de l’ouragan. Pour les amener à faire attention aux photographies, les sujets devaient choisir où ils placeraient la photos dans l’article. Quelques semaines plus tard, ils devaient répondre à un test de mémoire : ils devaient indiquer pour une série d’affirmations si celles-ci étaient présentes dans le texte ou non. Les sujets de la condition « après » « reconnaissaient» avoir vu des extraits signalant des blessures subies par des habitants de la ville alors que le récit ne mentionnait que les dommages matériels.
Et pourtant, les photos sont elles-mêmes le produit d'une subjectivité. Le cadrage, l'angle de vue, l'exposition, autant d'éléments qui peuvent transformer notre vision d'un même fait. Par ailleurs, les médias disposent d'une marge de manoeuvre dans le choix des photographies. Ceci peut se traduire par le fait que des photos plus consonantes avec le point de vue du médium concerné soient incluses. Ainsi, Barrett et Barrington (2004) ont-ils montré que les candidats aux élections fédérales américaines de 1998 et 2002 étaient présentés à travers des photos plus favorables dans les journaux qui les soutenaient que dans ceux qui leur préfèrent un(e) concurrent(e).
Outre cette forme de favoritisme, des manipulations plus grossières peuvent intervenir via la falsification de photographies. Celle-ci a une longue histoire. L'un des exemples les plus célèbres concerne cette photo de Staline (grand inspirateur de photos truquées) assis à côté de Lénine (en posant son prolétaire postérieur là, il assoit aussi sa légitimité).
Mais la manipulation de photos n'est pas l'apanage des régimes totalitaires. Il est bien connu, par exemple, que les photos de mannequins sont souvent "photoshoppées". Dans un clip commercial, la firme "Dove" avait fait une belle démonstration de la puissance de ce genre de techniques à nous leurrer quant à la plastique féminine. Mais, même des medias plus sérieux peuvent s'adonner à ce type de pratique. Ainsi le quotidien américain USA Today s'est-il plu à transformer une image (ci-dessous, photo du haut) de la ministre de l'Intérieur de George Bush Condoleeza Rice pour lui donner un air plus menaçant.
Des exemples de ce genre abondent. Or, on sous-estime l'influence de ce type de modifications, qui peuvent altérer notre vision du monde. Dario Sacchi et Franco Agnoli (de l'Université de Padoue) et Elizabeth Loftus (de l'Université de Californie) ont précisément cherché à examiner l'influence de ce type de manipulation sur notre perception des événements historiques. Pour ce faire, ils ont présenté à des sujets italiens (âgés ebtre 50 et 84 ans) une photographie célèbre représentant un étudiant chinois faisant face aux tanks sur la Place Tien Anmen en 1989. Toutefois, dans la moitié des cas, ils ont ajouté une foule sur les côtés de la route (voir ci-dessous). Cette photo étant fort célèbre, une majorité des participants de leur étude 2 étaient familiers avec cette photo et disaient l'avoir vue (et ce, même s'ils étaient confrontés à la version truquée). Par ailleurs, les sujets confrontés à la version truquée percevaient les événements de la place Tien Anmen différemment: ainsi, ils estimaient que davantage de personnes avaient participé aux manifestations et cherché à faire obstacle aux tanks que dans la condition originale.
Des photos truquées peuvent donc altérer notre mémoire d'événements historiques qui ont eu lieu pendant notre existence et qui nous semblent familiers.
De façon plus remarquable encore, ils peuvent donner lieu à des souvenirs complètement factices, qui concernent parfois notre propre existence. Ainsi, dans un expérience de Wade et al (2002), on montrait à des jeunes gens des photographies d’enfance, dont l’une avait été trafiquée via un logiciel de traitement d’image: le sujet se voyait, accompagné de parents, dans une montgolfière. En fait, on avait copié des photos d’enfance sur une véritable photo d’une montgolfière alors que, jamais ils n’avaient été dans celle-ci (cf illustration ci-dessous).
Pendant les deux semaines, les sujets voyaient les photos trois fois. A l’issue de cette période, 50% se « souvenaient » de ce voyage en ballon et décrivaient leur expérience à ce sujet. Dans une étude ultérieure, Nash et Wade parviennent même à susciter des confessions sincères de tricherie chez des parieurs honnêtes (pariant via un logiciel informatique) en leur présentant des vidéos truquées de leurs paris (ou ne fût-ce qu'en leur faisant croire qu'une vidéo est disponible!).
Que se passe-t-il dans ces expériences? Elles mettent toutes en jeu un processus important dans notre rapport à la réalité, ce qu'on appelle le "monitorage de la source". Il s'agit en gros de notre capacité à attribuer nos souvenirs à leur véritable source: un souvenir peut être un produit de l'imagination, d'une rumeur, voire d'une manipulation; il peut aussi être le produit d'une perception directe. Pour distinguer ces deux types d'interprétations, on peut soit procéder de façon très sommaire en se fondant par exemple sur un critère simple tel que les émotions qu'elle éveille en nous, ou encore sa familiarité. Par exemple, une image que l'on a vue souvent nous semble vraie du simple fait qu'elle nous soit familière (voir, dans ce billet, les erreurs que cela peut susciter). Alternativement, on peut se creuser la tête et essayer d'examiner si un tel événement est vraisemblable, s'il est cohérent avec d'autres souvenirs de l'époque, etc. Ceci demande un travail d'élaboration logique.
Les photographies pourraient nous pousser, davantage que le texte, à adopter la voie la plus sommaire. Il est même possible que l'on utilise un critère aussi basique que "si c'est une photo, ça doit être vrai".
Il est également possible que les informations que nous parvenons à conserver en mémoire à propos de photos anciennes soient tellement sommaires qu'il est souvent difficile d'effectuer un monitorage de la source efficace.
Sur base de ces éléments, il apparaît que les images sont des sources de désinformation d'autant plus redoutables qu'elles sont perçues comme moins biaisées qu'une description verbale. A la lumière de ces résultats, il semble nécessaire de faire preuve vis-à-vis des photos du même scepticisme qu'à l'égard des textes. Les photographies ne relèvent pas plus d'une perception objective que le verbe. L'un comme l'autre émargent à la rhétorique et doivent être évalués en vertu de leur valeur argumentative. On peut ainsi faire preuve de sens critique quant à la pertinence d'une photographie, du choix de celle-ci, de son intérêt par rapport au propos de l'article, etc. Mais ceci implique de ne guère se méprendre sur sa source: la subjectivité du photographe et celle du journaliste qui a sélectionné le cliché.
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References.
Barrett, A. & Barrington (2005). Bias in Newspaper Photograph Selection. Political Research Quarterly, 58, 609-618.
Kelly, J.D., & Nace, D. (1994). Knowing about digital imaging and believing news photographs. Visual Communication Quarterly, 18(1), 4–5.
Garry, M., & Wade, K.A. (2005). Actually, a picture is worth less than 45 words: Narratives produce more false memories than photographs. Psychonomic Bulletin & Review, 12, 359–366.
Nash, R.H. & Wade, K. (2008). Innoncent but proven guilty: Eliciting internalized False confessions using video evidence. Applied Cognitive Psychology, 23, 624-637.
Sacchi, D. L. M., Agnoli, F., & Loftus, E. (2007). Changing History: Doctored Photographs Affect Memory for Past Public Events. Applied Cognitive Psychology, 21, 1005-1022.
Wade, K.A., Garry, M., Read, J.D., & Lindsay, D.S. (2002). A picture is worth a thousand lies: Using false photographs to create false childhood memories. Psychonomic Bulletin & Review, 9, 597–603.
Bonjour,
RépondreSupprimerTrés intéressant ! Mais je suis surpris par ce passage :"Ainsi une étude menée aux Etats-Unis (Kelly & Nace, 1994) montre que les articles du New York Times sont perçus comme moins crédibles que ceux d’un magazine à scandale (le National Enquirer)". Ne fallait il pas lire "plus crédible" plutôt ?
Cordialement.
Sébastien
Oui, bien vu; Merci, Sébastien!
RépondreSupprimerTrès bon article. J'ai récemment lu un article sur la manipulation du langage concernant le conflit israelo palestinien. Les médias ne condamnent jamais les actions du régime sioniste et restent très prudents dans l'utilisation de leur vocabulaire tandis que les palestiniens sont systématiquement taxés de terroristes.
RépondreSupprimer"On croit que l'on maitrise les mots mais ce sont les mots qui nous maitrisent."
[Alain Rey]
Greaat reading your blog
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