jeudi 13 septembre 2012

Alep est-elle Benghazi? Psychologie des analogies en politique étrangère


Source: Flickr

Alors qu'une guerre civile fratricide sévit en Syrie, Bernard-Henri Lévy écrivait une tribune dans Le Monde en faveur d' "avions pour Alep":

"Alep aujourd'hui, c'est Benghazi hier. Les crimes qui s'y perpètrent sont ceux dont Kadhafi menaçait la capitale de la Cyrénaïque avant l'intervention. Et nul ne comprendrait que, ce que l'on a fait là pour empêcher un crime annoncé, on refuse de le faire ici, non plus pour l'empêcher, mais pour l'arrêter alors qu'il a déjà commencé... Question de cohérence. "
De la part d'un homme qui a joué un rôle déterminant dans l'intervention militaire en Libye, l'analogie peut paraître convaincante.

La valeur rhétorique de ce type d'analogies est évidente. Ainsi, il est courant en Europe, d'appréhender des massacres ou conflit ethniques lointains à la lumière d'événements datant de la seconde guerre mondiale.  Il suffit de penser au fameux point Godwin: ce moment dans une discussion, où, à court d'arguments, l'un des interlocuteurs fait intervenir une analogie avec le régime nazi pour discréditer son adversaire. Les analogies avec la seconde guerre mondiale sont courantes en politique étrangère: 
  • Ne pas intervenir lorsqu'une nation puissante en envahit une plus modeste (comme l'Irak au Koweit, l'URSS en Afghanistan) rappelle les accords de Münich en 1938, à travers lesquels Français et Britanniques ont cédé aux prétentions d'Hitler sur la Tchécoslovaquie de façon à préserver la paix (ce qui s'avéra être une illusion). 
  • Les massacres ethniques renvoient à l'Holocauste. 
  • Les pouvoirs dictatoriaux sont assimilés au Troisième Reich, etc et les dictateurs à de "nouveaux Hitlers". 
Les analogies liées à la seconde guerre mondiale nous poussent souvent à "ne pas laisser faire", à nous dire "qu'il faut intervenir". 

Mais il existe d'autres analogies, comme par exemple la guerre du Vietnam, ou la guerre d'Algérie, qui engageraient peut-être davantage à laisser les "opprimés entre eux" en n'intervenant pas ou en se retirant. 

Ces analogies sont évidemment pertinentes lorsque les nouvelles situations historiques qui se présentent sont similaires à celles du passé. Mais, naturellement, il n'en n'est pas toujours ainsi. Ces analogies peuvent donc nous aveugler et nous empêcher d'appréhender le caractère distinctif d'une situation politique nouvelle. 

Une étude déjà ancienne de Tom Gilovich met cela en évidence de façon éloquente. Dans cette étude, Gilovich présentait à des étudiants américains en sciences politiques une crise imaginaire impliquant un pays, A, menacé par un voisin totalitaire et agressif, B. La tâche des sujets consistait à estimer quelle attitude les Etats-Unis devraient prendre dans une situation pareille. On présentait une série de détails sur cette crise, ainsi qu'une carte. Parmi les détails, Gilovich introduisait différentes variations rappelant, selon la condition expérimentale,  la guerre du Vietnam ou la seconde guerre mondiale (version "40-45"). Par exemple, dans la version 40-45, le président des Etats-Unis à l'époque de la crise venait de New-York (comme Roosevelt) alors que dans la version "Vietnam", il venait du Texas (comme Lyndon Johnson). L'invasion imminente était qualifiée de "blitzkrieg" dans la version "40-45" et de "quickstrike invasion" dans la version Vietnam. Dans une troisième version, contrôle, aucune association spécifique n'était proposée. A part ces détails, la description de la situation géopolitique étaient rigoureusement identiques. Rationnellement, ces détails mineurs ne rendaient pas une stratégie plus pertinente qu'une autre.

Or, les sujets considéraient qu'une intervention était plus appropriée dans la condition "40-45" que dans la condition "Vietnam" ou dans la condition contrôle. Le fait que ces deux dernières conditions ne diffèrent pas s'explique assez aisément eu égard à la génération des sujets: à l'époque où cette étude a été menée, la guerre du Vietnam était fort présente dans les mémoires et les sujets étaient peut-être spontanément opposés à toutes intervention. 

Remarquons que Gilovich a également demandé à ses sujets dans quelle mesure la situation décrite ressemblait à la seconde guerre mondiale et à la guerre du Vietnam. Il ne constate aucune différence d'une condition à l'autre. En l'occurrence, les sujets ne semblent donc pas conscients de l'influence de ces exemples historiques sur leur décision. 

Dans l'étude de Gilovich, l'exemple passé semble donc guider l'interprétation du présent sans que le sujet en ait conscience. Des travaux ultérieurs dans le domaine suggèrent qu'effectivement, lorsqu'on n'est est guère conscient de l'influence d'une "amorce", c'est-à-dire d'un concept présenté incidemment, notre jugement est parfois plus susceptible d'être influencé dans le sens de l'amorce que lorsqu'on en n'est guère conscient. 

Ainsi, Strack, Schwarz et Wänke (1993) ont présenté à leurs sujets une description ambigüe (et fictive) à propos d'un étudiant nommé Thomas. Ce Thomas disposait d'un accès aux bureaux des professeurs de son université de par son statut de stagiaire. Confronté aux demandes d'un autre étudiant, qui avait échoué son examens et n'avait plus qu'une chance de rester à l'université, il acceptait de profiter de cet avantage pour lui céder une copie des questions. Thomas apparaît donc simultanément "malhonnête" mais "solidaire". On demande précisément aux sujets ce qu'ils pensent de Thomas. Quelle impression s'en forment-ils?

Avant de voir le profil de Thomas, les étudiants avaient participé à une autre expérience qui, à leurs yeux, n'avait guère de rapport avec celle-ci (mais était en fait liée). Durant cette expérience, on leur présentait des sons (via un Walkman) dont certains étaient précédés de mots. Or le contenu de ces mots variait. Dans une condition (positive), ces mots étaient synonyme de "généreux"; dans une seconde (négative) les mots étaient synonymes de "malhonnête" soit deux traits pertinents pour évaluer Thomas. 

On devrait s'attendre à ce que ces mots produisent un effet d'amorçage sur le jugement des sujets: selon un processus d'amorçage classique, le fait d'avoir pensé au concept de "malhonnêteté" devrait amener les sujets de la condition négative à évaluer Thomas de façon plus négative que ceux qui ont pensé au concept de "générosité" (de façon analogue à l'exemple de Gilovich). Et c'est en effet ce qui se passe chez la moitié des sujets. 

Toutefois, avant de juger Thomas, l'autre moitié des sujets est amenée à répondre à des questions sur la tâche d'amorçage. On leur demande par exemple: "arriviez-vous à distinguer les différents sons?". Chez ces sujets, la valeur des "amorces" exerçait l'effet opposé sur l'impression qu'ils se formaient de Thomas: les sujets le trouvaient plus sympathique dans la condition "négative" que "positive". C'est ce qu'on constate sur la figure ci-dessous: dans la condition "sans rappel", Thomas est jugé plus négativement si l'amorce est négative alors que la tendance opposée émerge si l'amorce est positive. 



Selon Strack et ses collègues, lorsqu'on est conscient de l'amorce, on cherchera à corriger l'influence qu'elle peut avoir sur notre jugement, ce qui peut conduire à un effet inverse. 

De même, si l'on pense consciemment à un événement passé, cela peut nous amener à le comparer au présent et à mettre en évidence les différences entre l'histoire et l'actualité. Si on ne prend pas la peine d'y réfléchir de façon approfondie, ou si on n'est guère conscient de la présence de ces allusions au passé, nous risquons donc de nous conformer à celles-ci.

Ceci étant, ce type d'effet semble particulièrement susceptible de se produire lorsque les allusions au passé sont très générales. Par exemple, selon Stapel et Marx, si l'on décrit la guerre du Vietnam de façon précise ("la guerre du Vietnam a duré entre 1965 et 1973 et a tué 58.235 Américains"), on sera moins susceptible de se fonder sur elle pour juger des événements actuels que si on la décrit de façon très vague ("La guerre du Vietnam a duré des années et a tué beaucoup de gens"). En effet, l'information précise permet beaucoup plus aisément de mettre en évidence les différences entre le passé et le présent et devrait donc mener les individus à moins se conformer celui-ci. C'est ce que ces auteurs ont en effet constaté (voir toutefois note ci-dessous). 

Ces travaux montrent combien il est souvent ardu de tirer des leçons de l'Histoire. Une vision stéréotypée des événements contemporains peut nous pousser à prendre des décisions hâtives et infondées sur base des éléments que ceux-ci éveillent dans notre mémoire de façon purement fortuite. Inversement, concevoir tout événement comme foncièrement singulier peut être paralysant et nous aveugler quant aux régularités de l'Histoire. Les puissances occidentales ont, par exemple, failli à agir lors du génocide rwandais, qui apparaissait peut-être comme foncièrement distinct de l'Holocauste. Mais les machettes n'étaient finalement pas suffisamment différentes des chambres à gaz pour justifier l'inaction. 

Références:
  • Gilovich, T. (1981). Seeing the past in the present: The effect of associations to familiar events on judgments and decisions. Journal of Personality and Social Psychology, 40, 797–880.
  • Stapel, D. & Marx, D. (2007). Making sense of war: Using the interpretation comparison model to understand the Iraq conflict. European Journal of Social Psychology, 37, 401-420. 
  • Strack, F., Schwarz, N., Bless, H., Kuebler, A., & Waenke, M. (1993). Awareness of the influence as a determinant of assimilation versus contrast. European Journal of Social Psychology, 23, 53–62.

Note
: Diederik Stapel, le premier auteur de cet article a été convaincu de fraude scientifique dans le cadre d'autres travaux. Il faut donc traiter ces résultats avec prudence. L'analyse citée ici est toutefois corroborée par des recherches menées par des collègues qui ne font pas l'objet de tels soupçons! 

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