dimanche 16 février 2020

L’effet des décisions judiciaires sur l’opinion publique n’est pas nécessairement là où on le croit


(une chronique publiée dans Le Soir le 9 février 2020, pour Carta Academica)

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La justice néerlandaise a ordonné  à l’Etat de restreindre son taux d’émission de gaz à effet de serre de 25% d’ici fin 2020 (par rapport à 1990). Dans un registre différent, la Cour d’Appel d’Anvers a considéré en décembre que l’interdiction du port du voile dans deux écoles flamandes était justifiée.
De telles décisions ont des implications importantes, en l’occurrence pour les militants impliqués dans le combat climatique ou dans l’affichage public de la diversité religieuse. Mais qu’en est-il de ceux qui ne s’engagent guère en faveur de ces questions? Le comportement de cette frange de la population est souvent bien plus déterminant que celui des minorités les plus passionnées. « ">Si elle fut le fruit de la haine, la route d'Auschwitz fut pavée d’indifférence. » disait fameusement le biographe d’Hitler, Ian Kershaw. Ce qui est vrai de l’Holocauste s’applique très certainement aux autres périls qui nous menacent. 
De telles décisions judiciaires sont-elles à même d’altérer les attitudes  à propos de la lutte contre le changement climatique ou du port du voile? Rien n’est moins sûr. Par exemple, des enquêtes menées avant et après des décisions de la Cour Suprême américaine ne montrent que des effets très faibles sur les attitudes des Américain·es concernant ces décisions[1]
Sont-elles pour autant sans effet sur l’opinion publique ? Si elles ne changent pas nécessairement les convictions profondes, peut-être influencent-elles la perception des normes sociales, c’est-à-dire de ce qu’il est acceptable ou non de penser, de croire, de dire au sein de sa communauté ? En effet, une étude récente menée aux Etats-Unis a montré que le fait de s’attendre à une décision favorable de la Cour Suprême à propos du mariage entre personnes de même sexe conduisait à percevoir les Américain·es comme mieux disposés à l’égard de l’union homosexuelle (par rapport à un groupe contrôle s’attendant à une décision défavorable)[2] . Des effets similaires ont été obtenus dans d’autres domaines.
Mais pourquoi s’intéresser à une transformation de ces normes si les attitudes sous-jacentes ne fléchissent guère? L’action ne passe-t-elle pas avant tout par la conviction ?
Au contraire, les normes sont souvent plus déterminantes que les convictions dans la décision d’agir ou non en faveur d’une cause. Par exemple, dans le domaine de la consommation d’énergie, il est beaucoup plus efficace de dire aux clients d’un hôtel que les occupants de la même chambre réutilisaient leur serviette de bain que de simplement les alerter sur l’importance de cette pratique pour l’environnement[3] ! 
Dans un monde rempli d’incertitude, les normes permettent parfois d’identifier quel point de vue est correct ou juste, et d’agir en conséquence. Pensez à la dernière fois que vous avez consulté les avis des spectateurs avant de choisir un film. De nombreux citoyens incertains quant à la pertinence pour les Néerlandais de prendre des mesures, parfois coûteuses, pour réduire la consommation d’énergie fossile sont susceptibles à cet égard de trouver dans la décision de la Cour une réponse à cette incertitude. 
En second lieu, on est susceptible de se conformer à la norme pour éviter d’être victime d’ostracisme. La stigmatisation dont fait aujourd’hui l’objet le voyage en avion dans certains pays opère selon ce principe.  La peur d’être mal vu est un puissant moteur de l’(in)action ! 
Pour ces raisons, les actions des individus sont souvent mieux prédites par la perception des normes sociales que par les convictions personnelles.
Toutefois, pour que de telles décisions exercent une influence sur les normes sociales, deux conditions doivent être remplies. D’abord, elles doivent faire l’objet d’une diffusion suffisante. Ensuite, les institutions judiciaires doivent être perçues comme représentatives de la société dans son ensemble. Si leurs décisions sont à même de définir des normes sociales, c’est à cette condition : ainsi, parmi les participants à l’étude susmentionnée, certains ne percevaient pas la Cour Suprême comme représentative des Américain·e·s dans leur ensemble. Chez ces personnes, l’effet de la décision attendue était sensiblement plus faible. De ce point de vue, il ne faut pas négliger l’importance de la récente controverse concernant la procédure de nomination à la Cour constitutionnelle belge.
Naturellement, on doit se garder de confondre l’effet d’une décision et ses motivations : je ne prétends pas que la justice doit être guidée par la volonté de transformer l’opinion publique ni que les médias doivent se lancer dans une forme d’ingénierie sociale. Toutefois, être conscient des conséquences des décisions judiciaires sur les normes sociales permet non seulement de mieux apprécier leur influence sur le comportement des citoyens mais également de se montrer vigilant quant à la signification sociétale de telles décisions. On se réjouira peut-être de l’impact potentiel de la décision néerlandaise sur l’engagement climatique. A l’inverse, plusieurs recherches montrent que les normes sociales proscrivant le port du voile en France sont utilisées pour légitimer des comportements à caractère discriminatoire[4]. En ce sens, la décision de la cour anversoise est peut-être conforme au prescrit légal mais il n’empêche qu’elle peut favoriser des conduites qui ne le sont guère. 




[1] Marshall, T. (1989). Public opinion and the Supreme Court. New York: Longman.
[2] Tankard, M. E., & Paluck, E. L. (2017). The effect of a Supreme Court decision regarding gay marriage on social norms and personal attitudes. Psychological science28(9), 1334-1344.

[3] Goldstein, N. J., Cialdini, R. B., & Griskevicius, V. (2008). A room with a viewpoint: Using social norms to motivate environmental conservation in hotels. Journal of consumer Research35(3), 472-482.

[4] Nugier, A., Oppin, M., Cohu, M., Kamiejski, R., Roebroeck, E., & Guimond, S. (2016). «Nouvelle laïcité» en France et pression normative envers les minorités musulmanes. International Review of Social Psychology29(1).

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