mercredi 12 septembre 2018

Sommes-nous tous des corbeaux? Academia.edu, l'ego et la Science

Je ne me suis pas encore retiré d'academia.edu. Academia.edu, c'est une sorte de facebook des chercheur·se·s, une plateforme en ligne sur laquelle ils·elles peuvent poster leurs articles et les rendre accessibles à tou·te·s. La base de données nous fournit aussi quelque statistiques sur l'intérêt que suscitent nos productions (nombre de fois qu'un article a été vu ou téléchargé par exemple). Cette partie-là, elle est gratuite. Comme de nombreux services "gratuits", academia.edu dispose ainsi de moult données sur les chercheur·se·s qui peuplent sa plateforme, données qui sont potentiellement monnayables. Le problème, c'est que cela ne suffit pas. "Diantre, comment faire pour que nos membres extraient leur carte de crédit du vieux portefeuille qui se loge dans leur pantalon en velours côtelé?" se disent les Picsou d'academia.edu. La solution est simple: titillez leur ego! Assaillez-les de messages du type: "Cette semaine, un chercheur de l'université d'Oxford a lu votre article 'la santé rénale des ratons-laveurs dans la banlieue de Chicoutimi". Ah ben là, on veut savoir si par hasard, le dernier prix Nobel de médecine ne s'est pas pris d'intérêt pour notre travail. Mais il faudra casquer pour le savoir.

Les messages de la sorte abondent, parfois loufoques tant l'algorithme d'academia est peu regardant. Je me souviens ainsi d'un collègue recevant le surprenant message "someone interested in sex is following you". Tout ça parce que le collègue en question fait des recherches sur la sexualité et qu'un autre membre qui avait les mêmes intérêts l'avait "suivi". Je ne sais pas s'il a payé pour identifier le mystérieux admirateur (ou admiratrice).

La politique d'academia.edu n'est qu'un reflet parmi d'autres du culte de l'ego qui peut menacer ceux et celles qui évoluent dans l'univers académique. Pour s'en convaincre, pensons au nombre d'activités académiques qui comportent une part de flatterie: on loue la contribution extraordinaire à la science de tel·le collègue qui donne sa leçon inaugurale dans le cadre d'une chaire prestigieuse,  qui vient d'arriver dans la fac, qui prend sa retraite, qui est invité·e à faire une conférence plénière, qui vient de soutenir sa thèse, qui a si bien encadré le·la précédent·e, qui est amené·e à faire un séminaire à l'intention de doctorant·e·s etc. Et puis il y a les prix, les promotions dont on est sans cesse entouré·e même si on ne les reçoit pas. Untel s'est vu·e octroyer le prix du "meilleur article en psychosociologie cynégétique de l'année". Telle autre a reçu le prix "de la contribution de la thermodynamique des fluides jaunâtres à l'avancement de la société wallonne". Un·e troisième a reçu le prix du·de la "meilleure jeune chercheur·se  de la Haute Hesbaye". Sans parler des contrats de recherche, des doctorats,...Tout cela ne manque pas de sincérité (et est parfois bien mérité) mais montre combien ces rituels de flatterie de l'ego sont parties prenantes de la vie académique. Pour ceux·celles qui "performent" bien dans ce sytème, cette dynamique peut avoir quelque chose de motivant, voire de grisant.

Pas étonnant dans ce contexte que ceux et celles qui ne bénéficient pas d'une telle reconnaissance, soit parce qu'ils·elles ne rentrent pas dans les "cases" correspondant à ce qui est valorisé, soit parce que la compétition pour ces friandises de l'ego sont trop peu nombreuses, puissent se sentir frustré·e·s et parfois aigri·e·s. Doivent-ils·elles se cantonner au rôle de public qui admire et félicite les porteur·ses de lauriers, un peu comme les "applaudisseurs" professionnels (la "claque") engagés par les théâtres d'antan? C'est bien sûr là un des coûts les plus importants de ce mode de fonctionnement: ces "frustré·e·s" peuvent être tenté·es dese détourner d'une institution qui ne récompense pas ce dans quoi il·elle·s s'investissent. On évoque alors la nécessité de reconnaître d'autres aspects de l'activité académique que le nombre d'articles publiés dans des revues américaines au nom ronflant, tels que l'implication dans l'enseignement, le service à l'institution (qui est prêt à participer à de longues réunions sur la formulation des profils de compétences que nos étudiant·e·s posséderont sans nul doute à l'issue de leurs études? Qui est prêt·e à passer son samedi dans un salon de l'étudiant à 100 km de chez soi?) ou à la société (qui sera disposé·e à épauler des élèves de rhéto/terminale qui doivent faire un "travail de fin d'études" sur un sujet dont vous êtes supposé spécialiste? Qui sera prêt à préparer une conférence de vulgarisation à l'intention d'un public de retraité·e·s dans le sud-Luxembourg? Qui acceptera de répondre à un entretien factice pour les TPs d'un étudiant en journalisme?).

Mais, plus fondamentalement, je crains que ce mode de fonctionnement puisse faire du tort à la validité des connaissances que l'on produit, à la "science" (oserai-je ce mot?). Je me souviens d'un collègue au CV bien fourni qui craignait qu'une fois sa carrière terminée, plus personne ne se souvienne de lui. Il décida alors de réorienter ces recherches vers un thème qu'il espérait plus prometteur pour sa postérité. Un danger que présente une telle préoccupation  réside dans le fait que les chercheur·se·s soient motivé·e·s à mettre en évidence le "nouveau phénomène" que personne n'avait étudié préalablement et à se battre bec et ongles pour établir sa validité quitte parfois à se montrer de mauvaise foi, voire à dissimuler ses données ou, dans le pire des cas à les trafiquer. Si cela vous semble peu vraisemblable, vous n'avez pas suivi la crise de la réplication qui a touché la psychologie (et de nombreuses autres disciplines) ces dernières années (voir notre article sur ce sujet). On peut donc se demander si le culte de l'ego ne joue pas un rôle dans certains des maux qui frappent la science aujourd'hui (voir mon précédent billet à ce sujet).

En résumé, academia.edu, c'est un de ces renards, parmi d'autres, qui, à force de flatter les corbeaux que sont les chercheur·e·s risquent de leur faire lâcher leur science.

Dans le podcast "two psychologist and four beers", le psychologue social canadien Michael Inzlicht rapporte le cas d'un autre collègue, Roy Baumeister, extrêmement célèbre et influent, qui exprimait tout son dépit face au fait que certains de  ses travaux les plus connus n'aient pas été répliqués par d'autres équipes. Aurait-il donc tant travaillé pour rien? Son labeur finira-t-il dans les égoûts de la science? Inzlicht avait une excellente réponse: peut-être que les conclusions de ses travaux ne sont pas nécessairement valides mais son travail a suscité la curiosité de nombreux chercheur·se·s (dont la sienne). Ceux·celles-ci ont été amené·e·s à se pencher sur les thèmes qui préoccupent Baumeister et à travailler les questions de recherche qui l'animent. N'est-ce pas là déjà un bel héritage? Finalement, il ne faudrait pas juger les chercheur·se·s sur la validité des conclusions de leurs études mais sur leur contribution au développement d'un programme de recherche. Cette contribution sera d'autant plus importante que celui·celle-ci sera prêt·e à partager ses découvertes, données, fonds de tiroirs avec les collègues engagé·e·s sur sa voie quitte à ce que les conclusions initiales du "pionnier" soient battues en brèche.

Le risque est qu'on remplace certains critères de valorisation de l'ego par d'autres (le "gentil" qui partage le plus de données, qui est le plus transparent...) mais, au moins, ces critères me semblent moins dommageables au développement de savoirs fiables surtout dans des sciences "molles" comme la nôtre, où il est sans doute beaucoup plus facile pour les Narcisse de s'immiscer dans les résultats de leurs manipulations que pour un·e spécialiste de physique des particules.

A choisir, il semble préférable pour Dame Science que nous nous préoccupions des pâquerettes qui fleuriront nos tombes que de la postérité de nos "découvertes".

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PS: J'ai écrit tout ceci dans la version "point médian" de l'écriture inclusive. Etait-ce une bonne idée? Je n'en suis pas sûr tant la lecture me semble fastidieuse...
PS2: Apparemment, à force de lire des textes comme ça, on s'habitue et ça devient fluide (suite à une réponse de ma collègue Cécile Colin au PS1).





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