vendredi 28 septembre 2018

Le Juge et la (bière) blonde: Pourquoi la consommation d'alcool est-elle liée aux agressions sexuelles?


Kavanaugh à Yale: Source


"I liked beer. I still like beer" 
Brett Kavanaugh lors des auditions au sénat, le 27/09/2018

Le Président Trump a récemment proposé le juge Brett Kavanaugh comme candidat à la Cour Suprême des Etats-Unis, la plus haute juridiction du pays. C'est la Cour Suprême qui a tranché l'élection présidentielle contestée opposant George W Bush à Al Gore en 2000. C'est aussi elle qui a décrété la fin de la ségrégation raciale dans l'enseignement obligatoire et la dépénalisation de l'avortement. Son rôle dans l'évolution de la société américaine est donc tout à fait fondamental et on ne peut guère s'étonner que, dans un paysage politique fracturé, comme celui des Etats-Unis, le choix d'un membre de cette instance, qui doit être approuvé par le Sénat, soit l'objet de vives tensions entre la majorité républicaine et l'opposition démocrate.

Or, au moment où j'écris ces lignes, la nomination de Kavanaugh est en péril car plusieurs femmes l'accusent de les avoir violées, ou du moins d'avoir commis des agressions sexuelles à leur égard. Les témoignages, qui remontent pour certains à la période où Kavanaugh était encore adolescent suggèrent par ailleurs que celui-ci était un grand consommateur de bière et il a récemment reconnu qu'il en incurgitait parfois plus que de raison. Or, on sait que la consommation d'alcool est fortement liée aux agressions sexuelles. Par exemple, une étude américaine menées auprès d'un échantillon représentatif d'étudiants américains(Koss,  1988) montre que 74% des viols commis l'étaient lorsque l'auteur était en état d'ébriété. Une autre étude montre que plus l'auteur avait bu, plus les conséquences pour la victime étaient importante. Il est donc vraisemblable que l'ébriété ait joué un rôle dans le viol. Mais si c'est le cas, pourquoi?

 Une possibilité, proposée par Sarah Gervais et son équipe à l'université du Nebraska, serait que la consommation d'alcool mène à davantage percevoir autrui, et tout particulièrement les femmes (lorsque le "buveur" est un homme), comme des objets sexuels. En d'autres termes, elles ne seraient plus perçues comme des êtres humains à part entière mais comme des instruments permettant de satisfaire les désirs sexuels de celui avec qui elles interagissent. Gervais et ses collègues posent cette hypothèse sur base d'une conséquence bien connue de la consommation d'alcool: la tendance à ne plus percevoir notre environnement de façon globale mais à être particulièrement attentif à certains détails.La consommation d'alcool entraînerait une sorte de "myopie": on ne perçoit plus la forêt mais uniquement l'arbre. Cela amène aussi à avoir de la peine à intégrer des indices contradictoires: par exemple l'envie que notre amateur de blonde pourrait avoir d'embrasser une jeune fille particulièrement avenante qui vient de l'accoster et le fait qu'elle ait clairement indiqué qu'elle s'adressait à lui en raison de son expertise en  zoologie marine, que le contexte soit professionnel, etc. Or, il est remarquable de constater que l'objectification se traduit précisément par le fait de percevoir autrui comme un ensemble de "parties" distinctes (voir mon billet à cet sujet) plutôt que comme un être  dans son entièreté.

Gervais et ses collaborateurs (2014) ont mené une enquête auprès de 500 hommes, tous étudiants universitaires. Dans cette enquête, ils ont notamment interrogé les hommes sur le consommation d'alcool (fréquence et quantité), sur leur tendance à "objectifier" des femmes et sur leur propension à commettre des violences sexuelles via un questionnaire anonyme. Evidemment, ces deux dernières variables étaient assez difficile à évaluer avec des questions directes. En ce qui concerne l'objectification, les auteurs se sont particulièrement penchés sur deux aspects de celles-ci (c'est un concept assez vaste!), ce qu'ils appellent "l'évaluation du corps", c'est-à-dire la tendance à appréhender autrui comme un corps sexualisé, et les "sollicitations sexuelles non désirées" d'autre parts. En ce qui concerne l'évaluation du corps, les répondants devaient s'exprimer sur des question du type "A quelle fréquence vous arrive-t-il de regarder le corps ou une partie du corps d'autrui au lieu d'écouter ce qu'elle dit". En ce qui concerne "les sollicitations sexuelles non désirées", l'une des question était  "à quelle fréquence vous arrive-t-il de toucher les parties intimes de quelqu'un contre sa volonté?".  Enfin, pour évaluer la violence sexuelle elles-mêmes, on posait des questions comme "avez-vous déjà eu des relations sexuelles avec une femme alors qu'elle ne le souhaitait pas, et ce en recourant à la force physique?". Comme vous le voyez, toutes ces questions ne brillaient pas par la subtilité!

L'aspect le plus glaçant des résultats rapportés par Gervais et al. réside dans le fait qu'un étudiant sur deux rapportait avoir déjà commis une agression sexuelle! Mais ce qui intéresse avant tout les auteurs, c'est de mettre à l'épreuve un modèle théorique, que j'ai représenté de façon simplifiée ci-dessous. Pour tester ce modèle, elles ont recouru à des techniques statistiques assez complexes, que je vous épargnerai ici. Mais conformément à ce modèle, on voit que la consommation d'alcool, "prédisait" la tendance à faire évaluer le corps de femmes. Remarquons qu'en l'occurrence ce n'était pas la dose d'alcool qui comptait mais la fréquence de consommation, le fait que ce soit une "habitude". Cette dernière prédisait les sollicitations non désirées. Et enfin, à leur tour les violences sexuelles étaient prédites par ces dernières. Le modèle était donc globalement corroboré.



Mais si la consommation d'alcool par les hommes semble être un facteur responsable de violences sexuelles, on sait moins que, très souvent, les victimes d'agressions sexuelles ont également consommé de l'alcool (dans  l'étude de Koss, susmentionnée, plus de 50%). Du reste, l'une des accusatrices de Cavanaugh, Deborah Ramirez, reconnaît avoir été fortement imbibée lorsque les actes qu'elle lui reproche ont été commis (à l'université de Yale où ils étaient tous deux étudiants). Le fait que la consommation d'alcool soit fréquente chez les victimes d'agressions sexuelles peut également s'expliquer par une forme d'objectification: le fait qu'une femme boive pourrait serait perçu dans certains contextes comme indiquant qu'elle est disponible sexuellement, qu'elle est "bonne à prendre" (comme tout consommateur de séries télévisées américaines le sait, les "bars" sont un endroit où les femmes sont souvent représentées comme étant en quête de relations sexuelles). En consommant de l'alcool, une femme se départirait d'un "rôle" attendu typiquement des femmes dans une société patriarcale: celui d'une personne qui recherche une relation amoureuse à long terme (la princesse à la recherche du prince charmant ou l'épouse fidèle).  Les effets de l'alcool sur le comportement d'une femme (difficulté à parler, à contrôler ses mouvements) pourraient également faciliter la tendance à la percevoir comme un objet sexuel, dénué d'intentionnalité et d'émotions complexes. Elle pourrait être également perçue comme plus vulnérable et moins en mesure de se défendre. 

La même équipe (Haikalis et al., 2016) a dès lors testé un modèle similaire à celui que je viens de présenter mais cette fois ils évaluaient le fait d'avoir été l'objet de l'évaluation du corps, d'avances non désirées et de violences sexuelles. 673 étudiantes ont répondu. Il apparaît que ce modèle "fonctionnait" très bien également. La seule différence: aussi bien la quantité que la fréquence de consommation d'alcool prédisaient l'évaluation du corps. 

Bien sûr, il faut être prudent dans l'interprétation des résultats de ces études: l'objectification n'est certainement pas le seul mécanisme qui intervient dans les violences sexuelles, et qui explique leur lien avec la consommation d'alcool. Par ailleurs, on peut naturellement se demander si des questionnaires constituent la meilleure façon d'évaluer des processus  d'ordre perceptif (comme l'objectification) et des comportements (comme les violences sexuelles). Les réponses des sujets sur ce type de mesures sont évidemment sujettes à toutes sortes de biais. Enfin, ces études sont purement corrélationnelles: on ne peut être certain de la direction des relations entre les variables. Idéalement, il faudrait répartir les répondants aléatoirement en différents groupes et leur administrer différentes doses d'alcool pour ensuite examiner leur comportement dans des situations d'interactions avec des membres de l'autre sexe. On peut imaginer bien sûr les problèmes (notamment éthiques) que cela peut présenter. L'équipe de Gervais est en plein développement de protocole de ce type (en concertation avec les comités d'éthique, très stricts aux Etats-Unis, où ils travaillent).

En dépit de ces réserves, ces résultats ne facilitent pas la stratégie de défense du juge Kavanaugh...

Références

  • Gervais, S. J., DiLillo, D., & McChargue, D. (2014). Understanding the link between men’s alcohol use and sexual violence perpetration: The mediating role of sexual objectification. Psychology of Violence4(2), 156-169. 
  • Haikalis, M., DiLillo, D., & Gervais, S. J. (2017). Up for grabs? Sexual objectification as a mediator between women’s alcohol use and sexual victimization. Journal of interpersonal violence32(4), 467-488
  • Koss, M. P. (1988). Hidden rape: Sexual aggression and victimization in a national sample of students in higher education. In A. W. Burgess (Ed.), Rape and sexual assault II (pp. 3–25). New York, NY: Garland.



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