samedi 12 octobre 2013

L'effet "Diables Rouges": Le football influence-t-il les élections?


Source: La Libre

L'équipe nationale de football belge (les "Diables Rouges") semble invincible. Elle qui, il y a quelques années encore, croupissait dans les tréfonds du classement FIFA pointe maintenant à la sixième place, près de 12 ans après sa dernière participation à un tournoi international. Elle vient de se qualifier pour la prochaine coupe du monde, qui se déroulera au Brésil en juin 2014, suscitant un engouement populaire qu'on n'avait sans doute plus pu observer depuis le "Mundial" de 1986: elle avait alors atteint les demi-finales. Or, le 25 mai 2014 auront également lieu les élections législatives et régionales belges. On sait que le scrutin précédent, en 2010, a donné lieu à une crise politique majeure de près d'un an suite au succès politique du parti indépendantiste flamand "N-VA" (nouvelle alliance flamande) et au désaccord des partis francophones par rapport à ses revendications. Beaucoup de Belges, si l'on en croit l'intérêt des médias pour cette question, se demandent donc si le vent de patriotisme que suscitent les Diables Rouges est susceptible de contrecarrer l'ascension, qui semble inexorable, de la N-VA...

Enfin, pas tout à fait inexorable, car un sondage publié le même jour que le dernier match des Diables Rouges pointe ce parti à un niveau équivalent aux élections de 2012, alors que tous les sondages précédents suggéraient des scores bien plus élevés (ceci apporte évidemment de l'eau au moulin de ceux qui pensent que les Diables Rouges peuvent contrecarrer la N-VA). 

Plusieurs observateurs considèrent que le football a peu d'influence sur les résultats des élections. Par exemple, voici ce que disait Jean-Michel De Waele, politologue à l'ULB, et fin observateur des affinités entre sport et politique,  dans une interview à La Libre: 
"Cela pourrait peut-être jouer à la marge si les élections intervenaient quelques jours après un parcours magnifique en Coupe du monde. Mais comme elles auront lieu avant le coup d’envoi, cela n’aura aucun effet. On peut très bien voter pour la N-VA et soutenir les Diables rouges. (...)  C’est un jeu. Les gens font la différence (...) On a l’air d’être plus fier d’être belge qu’il y a 15 ans. Mais je ne crois pas que cela aura un effet sur les résultats électoraux"
En lisant cette interview, je me suis demandé si cette proposition optimiste ne surestimait pas la rationalité de l'électeur. Après tout, dans mon domaine, j'avais connaissance de nombreuses études suggérant que les électeurs pouvaient être influencés par de nombreux facteurs sans lien direct avec la qualité des partis ou des candidats qu'ils sont supposés élire (voir mon billet précédent à ce sujet). Sollicité par la radio publique belge (RTBF) pour traiter cette question, je me suis donc engagé dans une rapide revue de la littérature sur la question. En voici les principales conclusions:

1. Est-ce que les résultats sportifs influencent les résultats électoraux?

Au moins deux recherches sérieuses menées aux Etats-Unis le suggèrent. Healy, Malhotra et Mo ont examiné les résultats des élections présidentielles, sénatorielles et en faveur du gouverneur de l'Etat dans tous les comtés (que l'on pourrait apparenter à des "communes") des Etats-Unis entre 1964 et 2008. Ils constatent que des victoires de l'équipe de football (américain) de l'université locale dans les dix jours qui précèdent l'élection favorisent le candidat sortant. Dans cette étude, cet effet, bien que significatif, semble à la marge, de près de 1%. Toutefois, il est beaucoup plus fort dans les comtés dans lesquelles le football est important, pour les équipes ayant de nombreux spectateurs et pour celles qui ont déjà gagné le championnat, atteignant près de 3% en l'occurrence. Cela semble suggérer que les équipes qui préoccupent beaucoup la population (comme les Diables Rouges) ont plus d'influence. Remarquons que ces effets subsistent même lorsque l'on prend en compte des variables démographiques susceptibles d'influencer le résultat de l'élection comme le revenu moyen, le taux de chômage, le niveau d'éducation, etc. Ces résultats subsistent également si on prend en compte le niveau de "surprise" lié au résultat: en d'autres termes, même si on s'attendait à gagner, le fait de gagner à un effet (et inversement pour les défaites).  Toutefois, l'effet de résultats inattendus est légèrement plus fort. 

Une autre étude, de Michael Miller, a porté quant à elle sur les élections locales ("communales") dans 39 villes américaines entre 1948 et 2009. Cette-fois, il a examiné les résultats de l'équipe de football sur l'ensemble de l'année précédente. L'effet est à nouveau présent et encore plus fort: la probabilité de réélection du maire est de l'ordre de 90% si l'équipe locale à gagné plus de 2/3 de ses matches alors qu'elle est de l'ordre de 82% si elle a gagné moins d'1/3 de ses matches. Un aspect particulièrement inquiétant apparaît à la lecture de ces deux études: dans les deux cas, et contrairement aux résultats sportifs, le taux de chômage absolu n'a aucun effet sur la réélection du candidat sortant. 

A la lumière de ces deux études, il semble clair que les résultats électoraux peuvent être influencés par les résultats sportifs, soit immédiats, soit sur une année entière. L' "effet Diables Rouges", s'il existe, pourrait donc jouer sur le long terme, ce qui relativiserait l'influence du fait que les élections ont lieu avant le coup d'envoi. En fait, leur effet est peut-être plus important encore: avant le coup d'envoi, les Diables Rouges pourront bénéficier de l'engouement suscité depuis près de deux ans par leurs performances alors qu'une défaite en début de tournoi pourrait en partie dégonfler la "baudruche" que représente l'enthousiasme pour l'équipe nationale.

2. Pourquoi le football influence la réelection du candidat sortant? 

Apparemment, les résultats sportifs auraient une influence sur l'humeur des électeurs. On est de meilleure humeur quand notre équipe gagne (pas besoin d'avoir fait de longues études de psychologie pour arriver à cette conclusion!)... Or, on sait qu'au moment de voter, les électeurs sont susceptibles d'être influencés par leur humeur lorsqu'il s'agit de départager le candidat sortant de son opposant. Pourquoi? Selon une théorie influente développée par Norbert Schwarz et Gerald Clore, et déjà évoquée dans un billet précédent, lorsqu'on est amené à prendre une décision, nous utilisons en partie nos émotions pour faire un choix. Plus précisément, nous essayons de déterminer à quoi sont dues nos sentiments ou notre humeur du moment. Généralement, face à un choix, nous avons tendance à attribuer notre humeur à des composantes de la décision. Par exemple, si je dois décider de courir un marathon ou une course plus modeste de 10 KM, et que je me sens de bonne humeur,  je vais peut-être choisir le marathon en me disant que "je le sens bien". Mon humeur est utilisée pour évaluer ma forme physique.

Or, notre humeur est souvent influencée par des facteurs extérieurs qui n'ont rien à voir avec la décision du moment. En d'autres termes, une fois dans l'isoloir, les fans d'une équipe gagnante sont susceptibles de penser que leur bonne humeur  est due aux bonnes performances du candidat sortant, qui mérite donc d'être réélu. Or, les résultats de l'équipe de football locale sont en partie responsables de cette allégresse. Pour envisager cette hypothèse, Healy et ses collaborateurs ont mené une seconde étude, expérimentale cette fois: ils ont interrogé les supporters d'une équipe de basketball entre deux matches d'un tournoi important ("March Madness"). Avant de répondre, la moitié des sujets (désignés aléatoirement) voyaient le dernier résultat de leur équipe favorite projeté sur un écran. Par contre, l'autre moitié (groupe contrôle) ne visualisaient guère cette information. Les auteurs ont ensuite demandé aux deux groupes de faire part de leur attitude vis-à-vis du Président Obama. Dans le groupe contrôle, ils observent les résultats attendus: chaque victoire de l'équipe dans le tournoi augmente le score d'Obama de 2,3 % (5 % chez les supporters les plus acharnés). En revanche, dans le groupe expérimental, qui vient de voir les victoires de son équipe, les succès passés de l'équipe n'ont guère d'influence sur la popularité d'Obama. Cela peut paraître étonnant: je viens de suggérer que les résultats sportifs affectent les préférences politiques...et lorsqu'on les voit explicitement, cet effet disparaît! En réalité, il corrobore la théorie de Schwarz et Clore:  lorsqu'ils doivent évaluer Obama, les sujets du groupe expérimental savent que s'ils sont de bonne ou mauvaise humeur c'est en raison des résultats de leur équipe, qu'ils ont devant les yeux, et non des performances d'Obama. Ils parviennent donc à faire abstraction de ce facteur. L'effet du football sur les élections ne peut être présent que s'il est implicite. Les gens sont peut-être capables de faire la différence entre un jeu et la politique mais il faut alors qu'on leur rappelle explicitement au moment de voter.

Ceci étant, de nombreux autres facteurs sans lien direct avec la qualité des candidats en lice restent susceptibles de les influencer...

3. Les résultats de ces études sont-ils applicables aux élections belges de 2014?

Le système électoral américain, qui oppose un candidat sortant à un candidat "entrant" est clairement différent du système proportionnel belge ou l'on sélectionne un parti (voire un candidat au sein de celui-ci). Admettons qu'un Belge de "bonne humeur" souhaite voter pour le candidat sortant. Il pourrait porter son choix sur le Premier Ministre sortant. Mais ceci ne sera pas envisageable pour tous les Belges, vu qu'il n'est possible de voter que pour des candidats de sa propre communauté linguistique (sauf à Bruxelles). Par ailleurs, il ne sera possible de voter pour le Premier Ministre que dans une chambre (sans doute le Sénat). L'électeur pourrait alors choisir de voter pour une autre personnalité du même parti, ou si ce n'est pas possible, pour une autre personnalité ou parti du gouvernement sortant. Mais pour ce faire, il serait sans doute nécessaire que ce parti soit clairement identifié comme "sortant". Le fait que les personnalités politiques flamandes revendiquent relativement peu leur attachement au gouvernement fédéral, et à son premier ministre francophone (c'est en tout cas mon impression), pourrait à cet égard les déforcer...

S'il est difficile de définir le "sortant", il est peut-être plus aisé de définir son adversaire, surtout au nord du pays. L'échiquier politique flamand est fortement polarisé par la N-VA, qui présente le Premier Ministre francophone et socialiste comme un repoussoir absolu. Dans ce contexte, de nombreux électeurs flamands pourraient être guidés par la question suivante au moment de se retrouver dans l'isoloir: "vais-je voter N-VA ou non?". Si on voit le vote N-VA comme un vote "de mauvaise humeur" ou de sanction contre le fédéral, l'effet football pourrait donc jouer. En gros, "comme je ne suis pas de mauvaise humeur, il n'y a pas de raison de voter N-VA". Remarquons toutefois qu'au vu de la théorie de Schwarz et Clore, un telle spéculation repose sur l'hypothèse que les gens ne sont pas conscients de l'effet possible du football sur leur décision, ce qui est loin d'être évident. Mais, paradoxalement, le fait que la coupe du Monde se déroule après les élections a pour conséquence que les électeurs pourront difficilement attribuer leur humeur à un résultat obtenu dans les jours précédents. Selon la théorie de Schwarz et Clore, ceci pourrait donc favoriser l'effet implicite du football sur le choix.  

Conclusion

En conclusion, les résultats sportifs peuvent clairement influencer les résultats électoraux à travers un impact sur l'humeur de l'électeur. Ils peuvent par ailleurs avoir d'autres effets: des travaux récents montrent que les résultats sportifs renforcent l'identification à son équipe et à ce qu'elle représente (pays, ville,...) et qu'ils ont également un effet sur la xénophobie. Ces éléments peuvent également influencer les résultats électoraux. On ne peut pas prédire quel sera l'effet exact des résultats des Diables Rouges sur les élections mais je me montrerais donc beaucoup plus prudent que mon collègue quant à l'hypothèse d'un effet nul.





2 commentaires:

  1. Une analyse bien étayée et objective. Loin de ce qu'on pourra sans doute lire dans les "gazettes" les prochains mois.

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