jeudi 6 juin 2013

Non, rien de rien...: pourquoi une Edith piaffe en chacun de nous





"En présence d’un événement malheureux, déjà accompli, auquel par conséquent on ne peut rien changer, il ne faut pas s’abandonner même à la pensée qu’il pourrait en être autrement, et encore moins réfléchir à ce qui aurait pu le détourner ; car c’est là ce qui porte la gradation de la douleur jusqu’au point où elle devient insupportable (...). Faisons plutôt comme le roi David, qui assiégeait sans relâche Jéhovah de ses prières et de ses supplications pendant la maladie de son fils et qui, dès que celui-ci fut mort, fit une pirouette en claquant des doigts et n’y pensa plus du tout. Celui qui n’est pas assez léger d’esprit pour se conduire de même, doit se réfugier sur le terrain du fatalisme et se pénétrer de cette haute vérité que tout ce qui arrive, arrive négligemment, donc inévitablement" 
Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie
Au lieu d'aller au boulot par votre chemin habituel, vous décidez un beau jour d'emprunter une route plus longue mais plus pittoresque. Au détour d'un virage, vous voyez un jeune enfant qui traverse la rue à toute vitesse et, PAF!, vous le percutez, le blessant sérieusement. Au moins deux vies gâchées en quelques secondes...


Remettez-vous...

Maintenant, imaginez que le même accident se produise lorsque vous empruntez votre  itinéraire habituel. Quand  serez-vous le plus dépité? Quand vous en voudrez-vous le plus? Très probablement, dans le premier cas car vous pourrez aisément imaginer un scénario alternatif: "si je n'avais pas pris ce chemin, je n'aurais pas percuté le petit garçon". Alors que dans l'autre cas, il sera plus aisé d'invoquer la fatalité. Selon la théorie de la norme" (norm theory) de Kahneman et Miller (1986), vous aurez le sentiment que ce  ce scénario alternatif, "contrefait" se produit précisément parce que la situation diverge de la norme. On pense beaucoup plus aisément à de tels contrefaits lorsque la série d'événements qui a débouché sur une issue malheureuse est inhabituelle.

Le pendant émotionnel du raisonnement contrefactuel est le regret. Je regrette un de mes choix antérieurs précisément parce que j'imagine un avenir plus rose dans lequel j'aurais opté pour une autre décision. De ce voyage imaginaire dans le passé surgit le regret. Le noir présent est comparé à un passé idéalisé. 

Un des écueils de ce type de raisonnement consiste à considérer que si un choix a engendré des conséquences négatives, un choix alternatif aurait eu nécessairement une issue plus favorable. Mais peut-on en être sûr? Dans le roman de Stephen King, 22/11/1963, le héros, qui a la capacité de voyager dans le temps, a l'occasion d'empêcher un accident dont il sait qu'il a été la cause d'un handicap moteur profond pour un personnage par ailleurs très attachant. Naturellement, il serait tentant de se dire que si l'accident n'avait pas eu lieu, la personne aurait eu une vie plus heureuse. Mais en fait, rien n'est moins sûr. Les personnes handicapées ne sont du reste pas en moyenne moins heureuses que les autres (Diener & Diener, 1996). Par ailleurs, si l'accident n'avait pas eu lieu, qui sait si une conséquence plus terrible encore ne se serait pas produite? 

Donc, quand les choses tournent mal (ou moins bien qu'attendu), nous sommes tentés d'imaginer que si on avait agi différemment, l'issue eût été positive. On a souvent tort. 

Ceci s'explique en partie par le fait que nous ne sommes pas des plus doués pour jauger l'effet des événements potentiels sur notre bien-être. Ainsi, nous avons tendance à surestimer la durée des émotions que nous vivrons en réponse à un événement (qu'il soit positif ou négatif, cf. l'excellent livre de Gilbert, 1997). Nous pouvons aussi concevoir des "théories" inexactes quant à ce qui nous arrivera si l'événement espéré se produit. Vous remplissez votre bulletin Euromillions. D'habitude, vous choisissez une séquence de chiffres correspondant à votre ancien numéro de téléphone (mais ne gagnez jamais). Aujourd'hui, vous choisissez votre numéro actuel. Et boum! Evidemment, votre ancien numéro de téléphone est un des numéros gagnants. Naturellement, vous allez râler sérieusement (en fait, rien qu'à l'idée de vivre un tel regret, les gens qui ont longtemps joué une série de numéros tendent à ne pas diverger; cf. Wolfson & Briggs, 2002). 

Mais, auriez-vous été heureux si vous aviez gagné? 

D'après une étude longitudinale de un an sur le bien-être de gagnants de prix moyens (plus de 1000 livres) à la loterie britannique (Gardner & Oswald, 2007), la réponse est oui (en moyenne). Mais une étude beaucoup plus qualitative de Pinçon et Pinçon-Charlot (2010) montre que gagner le gros lot au Loto peut avoir un effet dévastateur sur le bien-être du gagnant. Imaginons le cas suivant. C'est Noël. Vous venez de gagner 1 million d'euros à la loterie. Qu'allez-vous offrir à votre belle-mère? Un CD de Richard Clayderman, comme d'habitude? Ca lui faisait toujours plaisir. Mais c'est un peu maigre maintenant que vous êtes Crésus, non? N'aurez-vous pas l'air un peu pingre? Serait-il plus approprié de lui apporter un collier de diamants, alors? Ceci poserait un autre problème: la norme de réciprocité. Elle se sentira mal de ne pas pouvoir vous offrir un cadeau à la mesure de vos moyens. Car si elle se présente avec le coffret de la dernière saison de votre série préférée, peut-être se dira-t-elle qu'elle fait bien pâle figure par rapport au cadeau que vous lui offrez. En outre, vous procurer le cadeau qu'elle veut vous offrir ne représenterait pas plus pour vous que l'achat d'une boîte d'allumettes pour elle. Eu égard à tous ces problèmes, vous pourriez évidemment dissimuler le fait que vous avez gagné. Mais alors quoi? Comment expliquer la rénovation de votre maison? La nouvelle voiture? Les vacances en Nouvelle-Zélande? Vous pourriez ne plus fêter Noël en famille. Mais est-ce que se couper de cet important rituel familial est la meilleure façon d'être heureux? Autre option : ne rien dépenser. Donner à des bonnes oeuvres? Quelle que soit la bonne solution, il n'est pas absolument certain que vous serez plus heureux que si vous n'aviez pas gagné. Les gros gains peuvent être plus menaçants pour le bonheur que les petits gains. Selon cette même logique, Medvec, Madey et Gilovich (1995) ont observé que les médaillés de bronze aux J.Os étaient en moyenne plus heureux que les médaillés d'argent. Eh oui : ces derniers pouvaient plus aisément imaginer un scénario alternatif dans lequel ils auraient été premiers...

Certes...Certes...N'empêche: lorsque le numéro gagnant apparaît et que vous aviez choisi pour une fois l'autre, le regret vous envahira. Heureusement, toutefois, nous sommes équipés d'une sorte de système "immunitaire", qui nous permet de faire face aux conséquences négatives de nos mauvais choix. Nous sommes en mesure de mobiliser une vaste série de justifications et de rationalisations qui rendent notre choix, qui semblait malheureux, bienvenu. Par exemple, on pourra se convaincre a posteriori que l'argent ne rend pas heureux (je vous assure que je ne joue pas au Loto), que l'on n'aurait pas rencontré la femme de sa vie si on avait gagné, que Dieu l'a voulu et tutti quanti. Les êtres qui font les choix les plus malheureux, voire les plus immoraux, trouvent presque toujours de magnifiques justifications leur permettant de continuer à se regarder en face ("tout le monde le fait", "c'est pas ma faute", "ça n'a fait de tort à personne", "ce fut une belle expérience de vie pour X (la victime)", etc.). Nous disposerions donc d'une carapace nous préservant des conséquences émotionnelles négatives de nos mauvais choix. 

Ceci nous permet d'aborder une question intéressante. Qui nourrira le plus de regrets? Celui qui a ignoré un ami alors que celui-ci souffrait d'une dure rupture amoureuse? Ou celui qui a insulté ce même ami?  Alors que ce dernier regret correspond à une action que l'on a commise, le premier se réfère à un défaut d'action (on aurait dû agir et on ne l'a pas fait). On peut donc opposer les regrets par omission aux regrets par commission. En réalité, le regret par omission nous hante plus que le regret par commission. Dans une étude récente (Morrison & Roese, 2011) dans laquelle on a demandé à un échantillon d'Américains ce qu'ils regrettaient le plus (réponse: 1) Des mauvais choix en matière amoureuse, 2/ des mauvais choix dans le domaine de la famille (par ex. avoir eu/ne pas avoir eu d'enfants, 3/ des mauvais choix dans le domaine professionnel) , on constatait que, même s'il n'y avait pas plus de regrets par omission que par commission, les "inactions" évoquées se référaient à des événements en moyenne 2 ans et demi plus anciens (833 jours*) que les "actions". Une explication à ce paradoxe consiste à suggérer que lorsqu'on commet un acte, notre "système immunitaire" se met rapidement en branle pour justifier celui-ci...parce qu'il y a quelque chose d'évident à justifier. Ceci se produira surtout si l'issue est négative où, pour préserver notre image de nous-mêmes, il nous faudra absolument une belle rationalisation. En revanche, les inactions sont beaucoup moins évidentes, on y fait moins attention, et les regrets qu'elles génèrent sont beaucoup plus susceptibles de s'amplifier avec le temps, comme une infection non traitée (pour reprendre la métaphore de Roese, 2005). Une étude de Gilovich, Medvec et Chen (1995) montre cela de façon particulièrement séduisante. 

Pour ce faire, ces auteurs se basent sur un problème bien connu dans le domaine des probabilités, le problème de Monty Hall. L'expérimentateur présente aux sujets (des étudiants américains) trois portes. L'une cache un prix attirant (un magnifique T-Shirt), les deux autres sont moins intéressants (des autocollants en l'occurrence).

                                                             
 Le sujet choisit une des portes, A (il ne peut pas l'ouvrir). L'expérimentateur en ouvre une autre ("B") derrière laquelle se trouve le prix peu intéressant. Question posée au sujet : voulez-vous conserver le choix de votre porte initiale ou ouvrir la troisième porte (C)? Il serait rationnel de changer (pour savoir pourquoi, voir cette page-ci). Toutefois, ce qui nous intéresse ici, c'est de comparer les sujets qui ont fait un choix malheureux selon qu'ils ont changé (commission) ou qu'ils sont restés à la porte initiale (omission). Dans les deux cas, ils devraient regretter leur choix qui leur apporte un autocollant plutôt qu'un beau T-shirt (les chercheurs n'avaient pas assez de fonds pour offrir une voiture!). Gilovich leur a demandé combien ils seraient prêts à revendre leur autocollant: or, ceux qui ont changé de porte demandent un prix plus important ($1.58) que ceux qui choisissent la porte initiale ($ 1.11, c'est-à-dire le prix de vente au magasin du campus). Ce résultat s'explique par une rationalisation : les gens qui ont changé de porte semblent s'être persuadés que c'était la bonne décision. Ils ont donc rationalisé leur choix en donnant plus de valeur à leur autocollant... Pour ceux qui n'ont guère changé de porte, le "système immunitaire" ne s'est pas mis en branle et ils sont condamnés à se lamenter sur ce malheureux autocollant. 

Comme quoi, pour ne pas regretter nos choix trop longtemps, il vaut mieux être hyperactif. 

 * Les auteurs ne donnent pas le nombre de jours exact mais rapportent le logarithme népérien du nombre de jours moyen pour chaque type de regret. Cette estimation est donc basé sur la différence entre la fonction inverse des logarithme (e^X) dans chaque cas.

Bibliographie


Diener, E., & Diener, C. (1996). Most people are happy. Psychological science,7(3), 181-185.
Gardner, J., & Oswald, A. J. (2007). Money and mental wellbeing: A longitudinal study of medium-sized lottery wins. Journal of Health Economics, 26(1), 49–60.
Gilbert, D.T. (2007). Et si le bonheur vous tombait dessus. Robert Laffont.
Gilovich, T., Medvec, V. H., & Chen, S. (1995). Commission, omission, and dissonance reduction: Coping with regret in the“ Monty Hall” problem. Personality and Social Psychology Bulletin, 21(2), 182–190.
Medvec, V. H., Madey, S. F., & Gilovich, T. (1995). When less is more: Counterfactual thinking and satisfaction among Olympic medalists. Journal of personality and social psychology, 69, 603-603.
Morrison, M., & Roese, N. J. (2011). Regrets of the Typical American Findings From a Nationally Representative Sample. Social Psychological and Personality Science, 2(6), 576–583. doi:10.1177/1948550611401756 
Pinçon, M., & Pinçon-Charlot, M. (2010). Les Millionnaires de la chance. Rêve et réalité. Payot.
Roese, N.  (2005). If Only: How to Turn Regret Into Opportunity. New York: Broadway.
Wolfson, S., & Briggs, P. (2002). Locked into gambling: Anticipatory regret as a motivator for playing the National Lottery. Journal of Gambling Studies, 18(1), 1-17.









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