Extrait de "Tintin en Amérique"
Est-il moralement acceptable de manger des animaux? Certains auteurs, tels Michael Pollan ou Jonathan Safran Foer, ont récemment développé des essais fort stimulants à ce sujet. Et, effectivement, lorsqu'on y réfléchit quelque peu, il y a plein de raisons de s'abstenir de manger de la viande au-delà du plaisir que cela nous procure:
- L'élevage d'animaux contribue à différents problèmes environnementaux (dont le changement climatique) et sanitaires (résistance des bactéries aux antibiotiques, épidémies, etc.).
- L'élevage monopolise des surfaces qui pourraient être utilisée de façon plus rentable pour l'alimentation (culture) ou l'environnement (forêt).
- Les animaux d'élevage ont un esprit, souffrent et vivent dans des conditions souvent peu réjouissantes. Ils sont souvent malades, malheureux,...
- etc.
Et pourtant, même informés de ces éléments, la plupart d'entre nous (votre serviteur inclus) continuons à consommer de la viande. Les omnivores que nous sommes sont-ils donc profondément immoraux? Nous avons en fait mis en oeuvre plusieurs stratégies pour faire face au dilemme que pose la consommation de viande. L'une, culturelle, consiste à psychologiquement dissocier la viande de l'animal dont elle provient. La boucherie, la charcuterie, voire la cuisine en général, peuvent ainsi être envisagés comme des artifices permettant d'accomplir ce tour de magie.
Dans un article récent publié dans le Personality and Social Psychology Bulletin, Brock Bastian, Steve Loughnan, Nick Haslam et Helena Radke rapportent une autre solution: minimiser les capacités mentales ou spirituelles des animaux que l'on consomme. Ils ont ainsi demandé à des étudiants de juger 32 animaux en termes de "comestibilité" et en termes de "capacités spirituelles", ce qu'en anglais on qualifie de "mind" (par exemple, cet animal possède-t-il les qualités suivantes: contrôle de soi, moralité, mémoire, émotions, capacité à formuler des projets, etc.). Plus les animaux étaient comestibles, moins ils étaient perçus comme dotés de ces capacités. On constate cette tendance sur le graphique ci-dessous: les animaux les plus comestibles (comme le poulet, le lapin ou le mouton) ont moins d' "esprit" que le "chien" ou le "dauphin" (que l'on ne mange pas).
Pour l'amateur de steak, imaginer que le boeuf qu'il consomme était en mesure d'anticiper le sort qui l'attendait ou de souffrir lorsqu'il serait abattu, est profondément dérangeant. Evidemment, on peut critiquer cette étude en supposant que d'autres facteurs que la comestibilité expliquent cette relation.
Ce problème est résolu dans une étude ultérieure, expérimentale et non corrélationnelle comme la précédente. Des sujets étaient invités à évaluer cette "âme" d'un animal (vache ou mouton) à deux reprises. Toutefois, après la première évaluation, la moitié d'entre eux (choisis aléatoirement) étaient informés qu'ils consommeraient un délicieux plat de viande (composé de boeuf et d'agneau notamment) alors que l'autre moitié étaient informés qu'ils consommeraient un tout aussi délicieux plat de fruits (dans un cas comme dans l'autre, le plat leur était présenté). Subrepticement, on leur demandait alors d'évaluer à nouveau les capacités spirituelles de l'animal qu'ils n'avaient pas déjà préalablement jugé (vache ou mouton). Les auteurs comparent alors les jugements des sujets au temps 1 et au temps 2 selon le menu qui les attend. Que constate-t-on? Chez, les sujets qui s'attendent à manger des fruits, pas de changement. En revanche, comme on le voit sur la figure ci-dessous, chez ceux qui se préparent à consommer de la viande, l'animal jugé au temps 2 est tout à coup perçu comme davantage dépourvusde capacités mentales... Comme si les sujets cherchaient à justifier l'acte immoral en le rendant moins répréhensible...
Ces résultats renvoient à une question fondamentale en philosophie morale: le fait que nous traitions des entités moralement dépend du degré auquel nous leur attribuons des capacités mentales. Par exemple, on aurait peu de scrupules à démembrer un robot, une poupée, un ordinateur ou une sculpture trouvée par hasard devant notre porte précisément parce que nous ne pensons pas qu'ils en souffriront, qu'ils pourront anticiper leur sort, qu'ils auront conscience de ce qui leur arrive, etc. C'est sans doute (entre autres) pour cette même raison qu'on écrase plus volontiers une mouche qu'on ne tue un oiseau ou un petit mammifère.
Du reste, dans un autre article publié dans la revue Appetite, Steve Loughnan, Nick Haslam et Brock Bastian constatent que des sujets expérimentaux qui s'apprêtent à manger du boeuf ont également tendance à davantage dénier aux vaches le droit d'être traitée de façon morale. Ils trouvent aussi moins déplaisant de leur infliger du tort par rapport à ceux qui se destinent à consommer des noix de cajou. Comme si le fait de dérober l'esprit des animaux (comme le montre l'article précédent) autorisait à ne pas les traiter selon des critères moraux. Dans la même veine, Boyka Bratanova (qui fait actuellement un post-doc dans l'unité de psychologie sociale de l'ULB) a montré que le simple fait de présenter un animal inconnu (une sorte de kangourou vivant en Nouvelle-Guinée) comme de la "nourriture" (que ce soit suite à l'élevage ou de chasse) mène à percevoir cet animal comme moins capable de souffrir et d'être et moins digne d'être traité moralement.
Ces articles rappellent un phénomène bien connu en psychologie sociale: la réduction de la "dissonance cognitive". Selon la théorie de la dissonance cognitive, que l'on doit à Leon Festinger, lorsque mon comportement et mes attitudes ou mes valeurs rentrent en conflit, deux solutions sont envisageables: soit, changer son comportement, soit modifier ses valeurs ou ses attitudes. Ici, les carnivores (du moins quand leur estomac les titille) ont choisi une troisième solution, qui consiste à restreindre le domaine d'application de leurs valeurs en considérant que, pour certains êtres, elles sont non pertinentes. Le "cercle moral" (un terme inventé par Laham) circonscrivant les êtres dignes d'être traités moralement s'est subitement rétréci.
Ces résultats sont susceptibles de rassurer les végétariens sur leur vertu inébranlable. Mais ce n'est pas leur bonne conscience qui me préoccupe ici. Au-delà de leur intérêt dans le domaine de l'alimentation, ces études posent des questions plus générales sur notre sens moral. Apparemment, notre capacité à traiter moralement d'autres entités, que ce soient des animaux ou des êtres humains, dépend moins de leurs véritables qualités morales ou spirituelles que de celles que nous sommes prêts à leur concéder en fonction du plaisir ou de la peine que nous procurent les traitements que nous leur infligeons.
- Bastian, B., Loughnan, S., Haslam, N., & Radke, H. (2012). Don't mind Meat? The Denial of Mind to Animals Eaten for Human Consumption. Personality and Social Psychology Bulletin. 38, 247-256
- Bratanova B., Loughnan S., Bastian B. (2011). The effect of food categorization on the perceived moral standing of animals. Appetite, 57, 193-196.
- Loughnan S., Haslam N., Bastian B. (2010). The role of meat consumption in the denial of moral status and mind to meat animals. Appetite, 55, 156-159
Trés intéressant, Merci !
RépondreSupprimernk
Merci à vous. Ravi que cela vous ai intéressé.
SupprimerOK
Bonjour,
RépondreSupprimerMerci pour ce billet :) J'ai pensé que vous connaissiez sans doute Melanie Joy, mais dans le doute voici quelques liens :
http://quebec.huffingtonpost.ca/martin-gibert/connaissez-vous-le-carnisme_b_4086196.html
http://www.cahiers-antispecistes.org/spip.php?article400
Bien à vous,
D. Hofbauer / GAIA Education
Merci! Non, je ne connaissais ni Mélanie Joy, ni le carnisme! Mais c'est en effet fort intéressant de découvrir l'émergence de ce discours, qui nous place devant les paradoxes de notre sens moral.
RépondreSupprimerExactement ! Je partage. Et je suis content de voir votre objectivité.
RépondreSupprimerMerci pour votre article ! peut-on le retrouver au sein d'une revue ou d'un ouvrage ? ce serait pour l'utiliser dans ma bibliographie de projet de thèse.
RépondreSupprimerEn vous remerciant d'avance.
Merci pour votre message, mais je me suis contenté de le publier ici. Mais je pense qu'il n'est pas plus mauvais que les articles que j'ai commis dans des ouvrages!
RépondreSupprimerAh d'accord mais alors où puis-je retrouver ce que vous dîtes en substance et qui soit susceptible d'être cité en bibliographie ? car les profs sont très exigeants sur le côté formaliste des sources à utiliser malheureusement
SupprimerLes quelques références que j'ai citées pourraient vous être utiles. On les trouve dans n'importe quelle bibliothèque universitaire.
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